Entretien r�alis� par Brahim Taouchichet Sp�cialiste en droit constitutionnel, Mme Fatiha Benabbou est docteur d'Etat en droit parlementaire, professeur � la facult� de droit de l'universit� d'Alger. Elle est l�auteure de plusieurs contributions dans la presse ou en interventions dans les s�minaires. A l�approche des l�gislatives du 10 mai, nous l�avons sollicit�e pour donner son avis averti sur les grandes questions qui agitent la sc�ne politique : l�enjeu de ce scrutin, la nature du r�gime futur (parlementaire, pr�sidentiel), l�assembl�e constituante et ses dangers, le poids ainsi que l�effectivit� des d�cisions appel�es � �tre prises par la nouvelle majorit�. Le 10 mai auront lieu les �lections l�gislatives. Selon vous, qu�est-ce qui les distinguent des pr�c�dentes consultations ? Mme Fatiha Benabbou : C�est le contexte g�opolitique marqu� par ce qu�on appelle le �printemps arabe�, les dangers qui guettent les pays maghr�bins et africains et les tentatives de d�stabilisation de la r�gion. Sur le plan strictement juridique, rien ne permet de distinguer ces �lections des autres. Au regard des �v�nements de janvier 2011, il y a cette tentation du pouvoir d�introduire des r�formes face � une tentative de d�stabiliser l�Alg�rie� Les pressions de la conjoncture que traverse l�Alg�rie, compte tenu des bouleversements dans les pays de la r�gion et le bouillonnement au plan interne, peuvent-elles jouer en faveur d�un scrutin r�ellement libre ? Effectivement, nous voyons bien que certains pays de la r�gion ont subi en m�me temps un plan de d�stabilisation. Il y a donc une prise de conscience au niveau du pouvoir d�une coupure entre gouvernants et gouvern�s qui a fini par les d�l�gitimer. Pour retrouver cette l�gitimit�, il est oblig� de s�ouvrir � la comp�tition, de redorer son blason, si on peut dire, en redonnant confiance aux gouvern�s qui risquent, autrement, d��tre r�cup�r�s par d�autres forces. D�o� les discours officiels r�currents sur des �lections libres... Oui, il faut ouvrir la comp�tition, encourager d�autres entrants pour asseoir la l�gitimit�. Il y a une d�-cr�dibilisation des institutions de l�Etat comme la justice, le pouvoir l�gislatif avec ses deux assembl�es, d�l�gitim�es pourtant appel�es � survivre aux hommes. Cela signifie que l�Etat en tant que personne morale et non le pouvoir risque l�implosion. Les citoyens sont la base sur laquelle repose l�Etat qui en tire sa l�gitimit�. L�insistance pour des �lections libres et transparentes � travers la mobilisation de superviseurs internes et d�observateurs �trangers est-elle un gage d�un scrutin cr�dible et un engagement de rompre avec la pratique de la fraude �lectorale tant d�cri�e ? Ces �lections sont importantes, et le pouvoir est oblig� de s�ouvrir, car il sent une menace v�ritable sur l�Alg�rie dont toutes les fronti�res sont au rouge. L�Alg�rie est en danger aujourd�hui. C�est pourquoi il mobilise toute une armada de commissions de contr�le des �lections avec un grand nombre de superviseurs nationaux et �trangers. En m�me temps, il veut donner des gages de confiance aux citoyens. Peut-on consid�rer que le nombre de partis, plus d�une trentaine, peut constituer un gage pour des �lections cr�dibles et donc de reconqu�te de cr�dibilit� ? (Gros soupir). Ce n�est pas mon avis. Cela signifie peut-�tre aussi l��miettement du champ politique, une dispersion des voix. Il aurait fallu permettre deux ou trois partis politiques pas plus. Le pouvoir devrait tenir un discours rassurant qui redonne confiance � la population, et pour ce faire l�exp�rience d��lections concluantes. Mais tant que ces �lections n�ont pas encore eu lieu, on ne peut pas dire que le peuple a retrouv� la confiance. La participation de la femme et la question des quotas s�inscriventelles dans cette logique ? C�est positif, de plus on sait que la femme alg�rienne a toujours �t� marginalis�e depuis 1962 en d�pit de ses faits d�armes durant la guerre de Lib�ration nationale. Au Parlement, le nombre de femmes se compte sur les doigts d�une seule main (moins de 10% du total des d�put�s). Aux derni�res �lections au Conseil de la nation, ce fut une honte, aucune femme n�est pass�e. C�est vrai que la soci�t� alg�rienne est tr�s conservatrice, patriarcale. Cette politique des quotas c�est pour une p�riode d�termin�e, passag�re qui permet � la femme de retrouver confiance et d�entrer dans le jeu politique en l�absence d�une politique de discrimination positive� Le syst�me des quotas ne risque-t-il pas d��tre r�cup�r� comme faire-valoir ? Pour certains partis politiques, oui, mais pas pour tout le monde. Le risque existe cependant. Il faut dire que ce n�est pas une invention de l�Alg�rie qui a adh�r� � la Convention de Copenhague de lutte contre la discrimination de la femme (CEDAW*). C�est � l�initiative de l�ONU et non de l�Alg�rie, parce que l�on s�est rendu compte que c�est l� une question qui interpelle tous les pays du monde. Depuis 2003, la parit� a �t� introduite. La politique des quotas est apparue d�abord dans les pays scandinaves. Il est beaucoup question d�une assembl�e constituante. Pourrait-elle �tre le pr�lude � une refonte institutionnelle ? Je r�fute le terme d�Assembl�e constituante en tant que juriste et non pas en rapport avec mes pr�f�rences politiques. Elle ne peut �tre mise en place que dans deux cas particuliers, cela est connu en droit constitutionnel : d�abord lorsqu�il n�y a jamais eu d�Etat auparavant, un pays nouveau qui vient d�acqu�rir son ind�pendance ou suite � une r�volution qui induit un bouleversement total aux plans politique, juridique, �conomique, etc. Lorsque toutes les institutions sont tomb�es, vous �tes oblig�s donc de tout reconstruire� Il y a les r�formes politiques� Mais la Constitution est l�, les institutions ne sont pas tomb�es. Vous insistez sur les dangers inh�rents � une Assembl�e constituante ? J�ai attir� l�attention sur ce sujet il y a six mois de cela. Dans le cas d�une constituante, il n�y a plus de verrous constitutionnels pour prot�ger les caract�res intangibles de la nature politique du pays dont le fondement r�publicain de la nation, les droits et les libert�s fondamentales, l�islam. L�article 178 de la Constitution actuelle le stipule clairement. Or, une assembl�e constituante permet de faire sauter ces verrous. Du jour au lendemain, il peut �tre possible de proclamer la monarchie. En France, avec la IIIe R�publique, on a parl� de la doctrine de la dictature de la majorit� �ph�m�re ! Une constituante c�est la porte ouverte � l�introduction de dispositions qui pourraient �tre catastrophiques pour l�Alg�rie dans 10 ans ! Il en d�coule un autre sujet � controverse sur la nature du r�gime politique futur : parlementaire, semi-pr�sidentiel ou pr�sidentiel ? Je peux vous dire une chose ; c�est qu�il n�y a qu�un seul pays � r�gime pr�sidentiel, � savoir les Etats-Unis d�Am�rique. Aucun autre pays n�a pu le faire malgr� les tentatives d�appliquer le syst�me am�ricain. C�est le cas des pays latino-am�ricains qui ont d�vi� vers un r�gime pr�sidentialiste comme on le d�signe en droit constitutionnel. Le r�gime pr�sidentiel est une sp�cificit� am�ricaine au regard de sa d�mocratie locale vigoureuse et � la soci�t� civile qui �merveillaient le philosophe Tocqueville en visite alors. C�est pourquoi, il s�est instaur� un �quilibre parfait entre les trois pouvoirs qui sont en m�me temps ind�pendants les uns des autres. J�appelle cela l��quilibre de la terreur entre le pr�sident avec ses pr�rogatives, le Congr�s et la Cour supr�me. Nul ne peut empi�ter sur le pouvoir de l�autre� Le r�gime parlementaire... J'entends beaucoup parler de ce syst�me. En tant que sp�cialiste en droit constitutionnel, je dirais qu�il y a des r�gimes parlementaires : britanniques, fran�ais, allemand, japonais, etc. Les r�gimes parlementaires se diff�rencient par leurs sp�cificit�s locales. Je pr�f�re parler de r�gime parlementaire fran�ais. Pourquoi ? Parce que la doctrine fran�aise tend vers l�appellation parlementaire et non de r�gime semi-pr�sidentiel. Maurice Duverger, r�f�rence en mati�re de droit constitutionnel, estime que des flans des r�gimes parlementaire et pr�sidentiel peut na�tre un mixte qui prendrait les caract�ristiques de l�un et de l�autre : c�est le r�gime semi-pr�sidentiel avec une hyper-pr�sidentialisation dans le cas d�une concordance entre le chef de l�Etat et pr�sident �lu au suffrage universel et un chef de gouvernement, Premier ministre issu de la majorit� parlementaire �lue. Dans ce cas, le pr�sident de la R�publique est tr�s actif par rapport au Premier ministre qui devient ex�cutant de la politique pr�sidentielle. Le pr�sident subordonne son Premier ministre, il lui fait de l�ombre. C�est pourquoi, certains parlent d�hyper-pr�sidentialisme, la Constitution lui donne la pr�rogative de dominer l�ex�cutif. Votre avis sur le d�bat actuel, chez nous, quant � la naissance de la IIe R�publique ? (Rire !) C�est un langage de journaliste. Les prochaines �lections et les r�formes de la Constitution, qui peuvent �tre fondamentales, peuvent remettre en cause y compris le r�gime politique. Mais ces �lections � quand bien m�me elles se d�roulent dans un contexte international de pr�carit� � ne vont pas remettre en cause la Constitution. Une deuxi�me R�publique suppose une deuxi�me Constitution. Quelle analyse faites-vous du discours r�current quant � des �lections transparentes et libres, la mobilisation de contr�leurs, l�invitation � des observateurs �trangers ? Le pouvoir est en train de donner des gages et mobilise tous les magistrats comme pour dire au peuple : la fraude c�est fini, m�me si son �radication n�est pas possible quel que soit le pays. Ce n�est donc pas seulement pour la consommation externe. Le pouvoir a pris conscience qu�il y a rupture entre gouvernants et gouvern�s et cherche � y rem�dier. Fraude il y en aura, mais pas � l�initiative du pourvoir, ce sera le fait de personnes, de clans ou de partis politiques. Quel serait votre sentiment sur l�Alg�rie d�apr�s-10 mai et la future loi fondamentale et l�architecture institutionnelle appel�e � introduire de nouvelles r�gles de fonctionnement de la soci�t� ? Pour ma part, je dirais plut�t qu�il faudra attendre la r�vision de la Constitution. Certes, la composante humaine de l�assembl�e va changer, mais je ne peux pas pr�voir� Vous voulez dire qu�il y aura une vague verte ? Par exemple� Si la Constitution n�est pas chang�e, l�architecture institutionnelle restera la m�me. Je dois dire que la Constitution est ainsi tr�s bien faite. Elle comporte des digues de protection. Une majorit� islamiste ne me fait pas peur, elle ne pourra rien faire sauf en cas d�assembl�e constituante. Ce que l�on craint le plus, c�est la dictature de la majorit� �ph�m�re qui sortira des �lections. C�est pourquoi, en Occident, l�on a introduit ce qu�on appelle le constitutionnalisme, une doctrine, introduite au si�cle dernier pour justement combattre la tyrannie de cette majorit�. Cette doctrine a pour but la d�fense des droits et libert�s fondamentales de l�homme et le respect des minorit�s de la nation. Exemple : en Europe, l�extr�me-droite fasciste s�empare du pouvoir � la faveur d�une Constitution d�mocratique puis �crase les minorit�s, les libert�s, le droit � l�alternance, etc. C�est ce qu�a fait Hitler avec la Constitution de Weimar gr�ce � une clause qui permet le recours au r�f�rendum populaire. C�est ainsi qu�il a fait exploser cette m�me Constitution et mis en place un autoritarisme au plan interne et qui aurait pu �tre mondial. Le constitutionnalisme permet donc d��viter qu�une majorit� devienne totalitaire. Vous rassurez� Dans la Constitution actuelle, il y a des dispositions � ne pas toucher absolument comme la deuxi�me chambre (S�nat) avec son tiers bloquant, la deuxi�me lecture. S�il y a r�vision, il faut faire attention, car il y a des risques � prendre en compte. B. T. *L�Alg�rie a adh�r� le 22/01/1996 � la Convention de 1979 sur l��limination de toutes les formes de discrimination � l��gard des femmes (dite CEDAW). J.O.R.A.D.P. N�6 du 24/01/1996