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50e ANNIVERSAIRE DE L�IND�PENDANCE
LA FIN TRAGIQUE D�UNE CELLULE OCFLN [1]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 10 - 05 - 2012


Par Mohamed-Rachid YAHIAOUI
A mon p�re. A tous ceux qui sont tomb�s au champ d�honneur. Pour que vive l�Alg�rie libre et ind�pendante.
M-R. Y.
En cet apr�s-midi de septembre 1958, le choc �motionnel que j�ai subi du haut de mes dix ans est rest� grav� dans ma m�moire. Un psychodrame jou� en deux actes qui hante quelquefois mes nuits. L�arrestation de mon p�re et, deux mois apr�s, une sc�ne que l�enfant que j��tais n�as pu soutenir, �tant donn� mon jeune �ge : ma m�re, le visage noir de suie, se frappant cruellement les cuisses et la poitrine, se griffant les joues en pleurant son mari assassin�. Ma pauvre m�re, ma pauvre Yamena �tait m�connaissable.
Flash-back.
1954/1955. La cordonnerie de Daoud Tergou dit �Agu�de� �tait le centre de gravit� de l��lite de Th�niet-El-Had, tous membres OCFLN. Toute sa composante, apr�s avoir �t� au Parti communiste, puis au PPA/MTLD, rejoignit le FLN vers 1955/56. C��tait la plaque tournante o� transitaient l�information (bo�te aux lettres) et autres collectes de fonds, habillement et m�dicaments. Cela n�a pas �chapp� au 2e bureau command� par le commandant Audrey. A partir de juillet 1958, commen�a son ��uvre� d�extermination en �liminant un par un les �l�ments de l�OCFLN de cette �lite. Hadj Chikhaoui, Daoud Moussaoui, Mohamed Bendou, Ahmed Chouaf, Ahmed Rezoug, Abdelkader Zebar, Mustapha Zemirli, Ahmed Yahiaoui, Daoud Tergou, Abdelhamid Mahi ont �t� soit victimes de la �corv�e de bois�, soit morts sous d�atroces et inqualifiables tortures. C��tait infernal. L�h�morragie s�est poursuivie � un rythme effr�n� et effroyable. A chaque fois que les parents viennent aux nouvelles, parce qu�appr�hendant la disparition des leurs, c�est le couperet fatal qui tombe : �Il a tent� de fuir, on lui a tir� dessus.� Dans chaque maison des cris, des pleurs, des femmes qui se lac�rent le visage, le g�missement des hommes et leur douleur. Des enfants effar�s, l�air hagard. Ne comprenant pas cette folie meurtri�re. C��tait le mois de juillet 1958, je rejoignais le �haouch�[2] apr�s avoir fait des commissions � M. Fernandes, un ami de mon p�re, membre du l�ex-PCF. C�est en arrivant devant le cabinet du docteur Bertrand que je vois une jeep de l�arm�e descendre la rue principale � vive allure avec � son bord, assis entre deux soldats, Ahmed son p�re. T�tanis�, je m�arr�tai et l� je vis mon p�re me sourire, une fa�on de dire : �Courage mon fils, courage, je reviendrai.� Je rentrai � la maison l�air hagard, les jambes flageolantes. Comment allais-je rapporter cette mauvaise nouvelle � ma m�re ? Je me sentis investi d�une terrible et lourde charge. Dans la cour, ma m�re et ma grand-m�re, que nous appelions affectueusement Mama, �taient assises sur des nattes et pleuraient, affreusement seules dans le lourd silence de cette cour qui, jadis, a connu une chaude animation. �Oh ! Mon Dieu, priais-je, je T�implore pour sauver encore une fois mon p�re des griffes de ses tortionnaires comme tu l�as secouru apr�s son r�cent s�jour � A�n Sfa�. En voyant cette insoutenable sc�ne, je me sentis soulag� � l�id�e de ne plus annoncer la mauvaise nouvelle, mais un moment je sentis une boule me serrer l�estomac. Je ne reverrais plus mon p�re que les soldats m�ont rendu presque inconnu. Je ne garde de lui que l�image d�un visage broussailleux, au front volontaire, d�garni, au-dessus de grands yeux noirs sous d��pais sourcils. J�entends toujours son rire franc qui ma fait aujourd�hui l�effet d�acouph�ne. En sortant du haouch entour� de soldats, mon p�re se tourna vers la maison qui l�a vu grandir et regarda tristement les deux femmes pour s�impr�gner de ce pr�sent qui n�aura aucun avenir pour lui. �Prends soin de toi, des enfants et de Mama�, avait-il dit � ma m�re. C��taient ses derni�res volont�s, son testament. R-flash-back. Quelques mois avant cette arrestation, une perquisition eut lieu nuitamment chez nous. Le �haouch� a �t� envahi par des militaires et des policiers en civil telles des sauterelles. Tout le monde s��tait r�veill� brutalement de son sommeil. J��tais accroch� au pyjama de mon p�re. Je regarde curieusement les soldats fouiller les coins et recoins de la maison � la recherche d�hypoth�tiques pi�ces � conviction pouvant impliquer mon p�re dans sa participation � l�effort r�volutionnaire. Je regardais l�air amus� un soldat en train de balayer les murs et le sol avec son d�tecteur de m�taux, une sorte de pelle. Je pensais que quand l�engin d�tectait une arme, celle-ci sortirait et s�accrocherait � l�appareil. C�est par la suite que je sus que divers objets, dont une paire de jumelles et des m�dicaments destin�s au maquis, ont �t� � l�origine de cette perquisition. Prenant en apart� Ahmed, un policier alg�rien, Amokrane Romane, conseilla amicalement � mon p�re d�arr�ter son activit� militante. �Tu seras, lui dit-il, toujours la cible des Fran�ais. Pense � ta femme, � tes enfants�� D�un ton courtois mais courageux et solennel, avec le sourire aux l�vres, il lui r�pondit d�une fa�on cinglante : �J�ai l�intime et la ferme conviction en la justesse de la cause nationale et de l�issue fatale qui m�est r�serv�e. Je sais que je vais mourir, mais nos enfants (en me d�signant) vivront libres et ind�pendants.� Mais pour l�instant, Ahmed est � la caserne en train de subir �la question�[3] � coups de �g�g�ne �, de baignoire pleine d�eau naus�abonde et d�urine. Tous les quinze jours ou toutes les semaines, c��tait selon les besoins de la propagande militaire, une journ�e de visite aux d�tenus est organis�e �par geste humanitaire�, disent-ils. Ao�t 1958, nous �tions une grappe d�enfants[4] agglutin�s devant l�entr�e de la caserne attendant la visite, l�a�n� d�entre nous n�avait gu�re dix ans. Peut-�tre que les militaires faisaient expr�s en �ternisant l�attente, pour torturer davantage les visiteurs. Nous ne tenions plus en place, nous �tions impatients et heureux � l�id�e de voir nos p�res qui nous manquaient �norm�ment. Quarante-huit ans apr�s, je ressens toujours ce manque parce que les militaires m�ont arrach� impitoyablement de l�affection paternelle. Je tr�pignais de joie � l�id�e de le serrer contre moi, de l�embrasser, de lui parler, de sentir en lui cette odeur caract�ristique des cordonniers qu�est le suif � laquelle je me suis accoutum�. Nous �tions aux anges. Nous courons maintenant derri�re le soldat qui nous accompagne, vers une chambre de sentinelle contigu� au portail c�t� nord de la caserne. La porte ouverte, je me suis jet� litt�ralement dans les bras de mon p�re. Je me suis blotti contre lui en l�embrassant tout en pleurant. Des larmes et des g�missements fusaient de partout. Sto�quement, avec son sourire toujours viss� aux l�vres, il me demanda des nouvelles de ma m�re, de mes fr�res et s�ur, de ma grand-m�re qu�il ch�rissait et respectait autant que sa vraie m�re. Comment n�ai-je pas remarqu� les profondes blessures qu�il avait au visage� et ses yeux cern�s� et son dentier qu�il ne portait plus� et les traces de fil de fer qu�il avait aux poignets et aux pieds ? Oh ! Mon Dieu, mon p�re a �t� tortur�. Ses compagnons l�ont �t� aussi. Daoud Tergou n�avait pratiquement plus de l�vres, plus de sourcils. Pour donner une note de ga�t� et d�tendre un tant soit peu l�atmosph�re, mon p�re commen�a une triste chansonnette qui disait � peu pr�s : �Ne pleurez pas, oh ! Mes enfants, votre p�re va revenir ; ne pleurez pas, oh ! Mes enfants votre p�re est mort chahid.� La visite a dur� un quart d�heure. En me serrant contre lui et en l�embrassant, je ne savais pas que c��tait la derni�re fois que je le voyais vivant. Que je ne le reverrai plus jamais. C��tait notre derni�re �treinte. L��treinte de la mort. En dehors des visites, les parents des prisonniers n�avaient aucune nouvelle des leurs. Les visiteurs, femmes et enfants, rarement des hommes, se rendent tous les jours � midi munis d�un couffin contenant la frugalit� d�un repas, un carton accroch� � l�anse mentionnait le nom du destinataire. Aucune information ne filtrait sur la situation du prisonnier si ce n�est le va-et-vient du couffin. Mon p�re a donc trouv� un moyen qui pouvait ais�ment renseigner les siens sur son �tat. En d�posant le couffin, celui-ci portait habituellement attach� � son anse un carton rond. Si le couffin revenait le lendemain avec un carton d�une autre forme et une �criture diff�rente, cela nous rassurait. Mon p�re est vivant. Mais m�me si mon p�re �tait �corch� � vif, son �criture �tait toujours bien form�e, droite et lisible, comme celle du ma�tre d��cole. C��tait pour nous dire qu�il �tait en bonne sant�. Mais, en 1958, peut-on �tre en bonne sant� quand on est dans une caserne o� s�vissait l�impitoyable et sanguinaire De Schaken ? Et un jour, le couffin �tait revenu avec la m�me forme de carton. Le doute, la crainte, l�appr�hension s�install�rent chez nous et s�agripp�rent � ma m�re et � ma grand-m�re pour ne plus les rel�cher. Septembre 1958. Ma m�re, enceinte, �tait allong�e, lasse, �reint�e, vid�e de son �nergie, les yeux tristes regardant le n�ant. Ma grand-m�re avait fini de desservir la �me�da� sur laquelle a �t� servi un d�ner simple et peu copieux fait de �chakhchoukha �, une soupe � la tomate dans laquelle sont incorpor�s de petits morceaux de pain rassis � d�faut de p�te vermicelle. L��tat triste de ma m�re trahissait en elle une profonde et confuse appr�hension d�un lendemain implacable, cruel. Elle le sentait. Elle savait au fond d�elle m�me que son mari allait dispara�tre. Depuis son arrestation, elle ne cessait de nous dire que cette fois-ci serait la derni�re. Mon p�re avait s�journ� pendant un mois � la tristement c�l�bre ferme (centre de transite) d�A�n Sfa � Vialar (Tissemsilt), puis rel�ch� dans un �tat lamentable. Ecorch� vif. Et � chaque fois, il reprenait ses activit�s militantes. Ma m�re sentait en lui ce sentiment de volupt� parce qu�emport� par cet �lan porteur d�un glorieux id�al appel� Libert�. Il est comme un amoureux qui est plong� corps et �me dans la romance �perdue et l�espoir fi�vreux de la femme aim�e. La R�volution l�avait englouti voil� bien longtemps. Ma m�re avait pass� patiemment aupr�s de son mari une vie tendre, noble, �nergique et sage. M�me si la femme �tait l�otage de la loi de l�homme, ma m�re avait toujours son mot � dire devant la gentillesse, la complicit� et les quelques interdits de son mari. M�me si celui-ci se passait quelquefois de son oui, elle savait dire subtilement non. Ma m�re �tait bien la fille de Si Hadj Mohamed Rahmoune, le Robin des Bois du Rif marocain, dont les Mokhazni ne s��taient jamais aventur�s � marcher sur ses pieds. Mon p�re a �t� plusieurs fois arr�t�, tortur� puis rel�ch�. A chacune de ses lib�rations, ma m�re, la
pauvre femme, r�pondant � l��ternel f�minin, le suppliait d�arr�ter ce militantisme avec cet �lan �perdu pour sauver son mari. Elle lui a conseill� plusieurs fois d��tre, un tant soit peu, souple dans ses actes orgueilleux, dans son arrogance devant l�ennemi. �Pourquoi ne pas aller vivre ailleurs, fuir cet enfer ?�, lui disait-elle plusieurs fois. La m�me r�ponse revenait : �L�enfer est partout. Chacun a sa petite parcelle � lib�rer l� o� il est. Pour ma part, la logique me pousse malgr� moi vers le devoir de participer � la lib�ration de mon pays. Je n�y peux rien, je suis cons�quent avec mes principes et mes convictions politiques. Il faut que vous compreniez une bonne fois pour toutes que ce n�est pas dans ma raison d��tre, encore moins le fait d��tre conscient de notre �tat de sous-hommes, d�hommes subissant quotidiennement l�avilissement, le m�pris, l�arrogance de ceux qui nous colonisent que je vais maintenant baisser les bras. Je remercie Dieu de m�avoir permis d�arriver � ce point de non retour. Je sais que je vais mourir d�une belle mort. Mes enfants vivront libres et ind�pendants. Je verrais, inch�Allah, l�ind�pendance de mon pays du fond de ma tombe.� Son �me, ses enfants, sa femme et sa ch�re et douce Mama, toute la grappe de biens qu�il poss�de a �t� hypoth�qu�e au profit de la Cause. Il est devenu insensible, sourd aux pleurs de ses enfants � l�id�e qu�ils auront faim, � la tristesse de ma grand-m�re. Son abn�gation l�a anesth�si� contre la douleur et les tortures odieuses et cruelles. Avilissantes. Il a tremp� son militantisme et son corps comme on trempe l�acier. Il est devenu comme de l�acier tremp�. L�acier tremp� ne plie pas. Il casse. Seule la chaleur intense d�un chalumeau le fait plier. Mon p�re, comme me le disait ma m�re, avait le m�pris de l�obs�quiosit� et de la flagornerie. Il ne pliera que lorsque sonnera le glas pour ses tortionnaires. Lorsque retentiront les cris de joie saluant la libert� dans la liesse g�n�rale et l�euphorie de l�ind�pendance. Lorsque les fusils pointeront leur canon en l�air pour tirer leurs salves de bienvenue � la libert� et non � l�horizontal pour tuer l�humanit�. Lorsqu�il verra l�embl�me vert et blanc estampill� d�une �toile et d�un croissant rougi par le sang des martyrs flotter sur le fronton d�une institution alg�rienne, ce jour-l�, il se pliera en deux. Il fera la r�v�rence � Dame Libert�. Peut-�tre pleurera- t-il � chaudes larmes ? Sans aucun doute. Il ne sera plus un �hors-la-loi�, se reposera de ses peines, pansera ses blessures, entour� de ses enfants et ses petits-enfants auxquels il racontera son histoire et l�histoire de l�Alg�rie. Mais, il ne conna�tra jamais Sid Ahmed, Krimo ou Fethia. Mais... Tel un homme transis par le froid glacial qui descend par rafale de Kef Sahchine, il caressait, dans la froideur de sa cellule, le doux espoir de voir un jour le soleil de la libert� � son z�nith lui r�chauffant le dos longtemps arrondi sous le poids hideux du joug colonial. Mais il savait qu�il allait �tre assassin�. Et il r�va en souriant. Un million et demi de Yahiaoui Ahmed ont fait le m�me r�ve et ont souri � ce bel avenir haut en couleur. Ils ne verront jamais le soleil d�un certain Juillet 1962. �Ton p�re �tait d�un caract�re intransigeant, dur envers lui-m�me en temps que militant, mais cl�ment envers l�autre�, me disait ma m�re. Il vivait perpendiculaire � la terre comme les sapins et les c�dres de la r�gion. Il n�a jamais pli�. Il a �t� tout le temps � la verticale, les pieds bien plant�s dans le sol, la t�te haute, dans les nuages. La vie pour lui n��tait qu�une question de g�om�trie, d�angles droits. Il n�a connu qu�une seule fois la position horizontale : le jour de sa naissance. Il ne l�a conna�tra une deuxi�me fois que le jour de son enterrement. Aussi, s�il plie devant l�ennemi, il meurt et il le sait pertinemment ; s�il ne plie pas, il meurt. Alors il ne pliera jamais. Il cassera. Comme le c�dre. Ma m�re appr�hendait, par moment, un avenir incertain, une peur du futur, puis, s�en remettant � Dieu, elle retrouvait la s�r�nit� et la confiance en elle-m�me. Et cette nuit-l�. La �me�da� desservie, ma grand-m�re, comme � l�accoutum�e, se mit � sa vieille machine � coudre. Elle confectionnait des robes, des pantalons et m�me des vestes pour enfants. C��tait une source de revenus non n�gligeable pour le foyer. Tout le monde trouve son compte, m�me les enfants qui b�n�ficient quelquefois d�une pi�ce d�un �douro�[5] pour acheter des friandises ou, parfois, une pi�ce d�un franc[6] pour aller au cin�ma. C��tait une mani�re � elle de faire refouler le complexe d�inf�riorit� que ressentent les enfants priv�s de l�affection des parents. Ma m�re, quant � elle, �tait une brillante tricoteuse. Elle allait r�guli�rement � la maison familiale g�r�e par les S�urs B�n�dictines o� on lui remettait gracieusement de la laine � tricoter. Elle confectionnait des tricots pour petits et grands, des grenouill�res, de tr�s belles liseuses. �Dieu, mes enfants, mon honneur.� Telle �tait sa devise, son ex-libris. Toujours cette nuit fatale de septembre 1958.
M-R. Y.


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