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Warda, Paris et les ma�tres de la musique
Publié dans Le Soir d'Algérie le 23 - 05 - 2012

La musique arabe vient de perdre sa derni�re cantatrice. Elle vient de perdre surtout sa derni�re star d'une lign�e de vedettes qui ont fait de Paris, la capitale de la musique orientale. Warda El-Djaza�ria nous quitte alors qu'elle a engag� un bras de fer. Celui avec les networks des pays du Golfe (Al-Jazeera et autres) qui ach�tent, parcelle apr�s parcelle, les esprits arabes par l'information et la culture mainstream au d�triment du go�t pour l'art.
Il est certain, si aujourd'hui quelques palaces du 16e arrondissement, des groupes de m�dias parisiens, le d�partement des arts islamiques du Louvre et le PSG appartiennent aux �mirs de Doha, le c�ur du Tout-Paris oriental battra toujours pour �Fatat Ouarda�, la fille de 14 ans qui a enregistr�, en 1955, son premier disque pour Path�-Marconi. La dame alg�rienne qui, dans son appartement du Caire, est d�c�d�e subitement alors que son oiseau du nom de Pavarotti, chante encore dans sa cage. Il faut �tre l�, dans le jardin des Tuileries, ce jour d'automne de 1985, pour voir cette symbolique sc�ne. Warda El- Djaza�ria, dans un superbe manteau en fourrure, aux c�t�s d'un vieux monsieur � la silhouette haute. C'est Mohamed Abdelwahab en personne, le compositeur des compositeurs. Le couple marche d'un m�me pas lent vers la rue de Rivoli. La grande cantatrice maghr�bine de chanson arabe, accompagne � son h�tel, l'Intercontinental, le ma�tre des ma�tres. Que peuventils se dire, eux qui depuis les ann�es 1950 se sont d�j� crois�s � maintes reprises dans cette ville lumi�re qui a marqu� leur destin. Et cela, m�me si leur premi�re rencontre professionnelle a eu lieu dans le fameux cabaret le Tanyos, � Beyrouth en 1958. Pour Mohamed Abdelwahab, la d�couverte de Paris a commenc� par un voyage initiatique avec son ma�tre, le po�te des po�tes Ahmed Shawqi. C'�tait en 1927, le po�te qui a fait ses �tudes � Montpellier et � Paris, � la fin du XIXe si�cle, faisait d�couvrir les bouquinistes des quais de la Seine au futur cr�ateur de l'�cole musicale moderne du Caire. Avec Ahmed Shawqi, le jeune Abdelwahab d�couvrira Beethoven, mais, � Paris, le coup de foudre sera surtout pour Georges Bizet. Le Georges Bizet de �Carmen� et des �P�cheurs de perles�, op�ras majeurs du compositeur fran�ais, n� au pied de Montmartre, en 1838, et qui sera un des inspirateurs des mouvements dans les �uvres de Mohamed Abdelwahab. En 1988, on retrouve Warda dans son appartement parisien. Elle porte un joli peignoir, une serviette prot�ge sa chevelure et des pantoufles aux pieds. Lorsqu'on se rem�more la promenade aux Tuileries avec Abdelwahab, elle devient m�fiante et rappelle : �Oustad (ma�tre) Abdelwahab m'a appris la diplomatie, l'art de dialoguer avec les journalistes. � On insiste et elle finit par raconter celui qui a �crit parmi ses plus belles musiques. �Je me souviens, lors de notre rencontre en 1985, on �tait inquiet pour la musique arabe. On ne parlait que du ra� en France et dans le Maghreb et cela chagrinait Abdelwahab.� Warda doit � ce dernier d'avoir �tait initi�e � la musique classique occidentale en m�me temps qu'au tarab. En garant de la modernit� musicale arabe, pour le ma�tre �gyptien, les compositions occidentales permettaient de ne pas s'�garer dans l'improvisation. Mais si l'Oustad du Caire lui a donn� le go�t de la majest� des arrangements de l'art lyrique fran�ais des Bizet, Berlioz, Charpentier, etc., Warda est bien n�e d'un mariage mixte alg�ro-libanais qui allait lui permettre de b�n�ficier � Paris de l'atmosph�re fusionnelle des musiques maghr�bines, orientales et de tout ce qu'on pouvait �couter apr�s-guerre en France. Un cosmopolitisme qui sera le terreau d'un nationalisme musical maghr�bin, o� des airs berb�res de Kabylie au malouf tunisien et en passant par les rythmes du Maroc, des r�pertoires allaient se construire entre caf�s et cabarets orientaux dans les ruelles de ce Quartier Latin, au pied de La Sorbonne, et soutenus, non loin de l�, par la plus majestueuse mosqu�e en terre europ�enne. Le p�re de Warda est originaire de Souk-Ahras, ville natale de Saint Augustin et du p�re de la reine de la chanson tunisienne Saliha. Lorsque Mohamed Ftouki se trouve, en 1936, d�mobilis� de l'arm�e en France, � Paris, la vie artistique orientale a deux figures, venues d'Annaba. Le jud�oberb�re Salim Halali, � la voix flamboyante, qui interpr�te des sevillanas en arabe, et Mohamed El-Kourd qui, de ses doigts magiques, adapte le malouf au piano Pleyel. On peut imaginer que ce dernier, connu pour �tre volubile, allait croiser le chemin du p�re de la future diva. Lorsque Mohamed Ftouki prend la direction d'un foyer de travailleurs � Boulogne-Billancourt, l� o� le nationalisme alg�rien �tait � fleur de peau, non loin de l�, Mohamed El-Kourd est ouvrier dans l'usine de Renault, sur l'Ile-Seguin. Puis le soir venant, le pianiste magique du malouf se retrouve � animer les nuits du fameux cabaret El- Djaza�r, rue de la Huchette. Le grand miniaturiste Sid-Ali Temmam, � l'�poque �tudiant � l'Ecole sup�rieure des arts d�coratifs, et qui a embelli le El-Djaza�r d'un stuc mauresque nostalgique, raconte : �Un soir apr�s la prestation de Mohamed El- Kourd, j'ai vu Mistinguett en personne demander � faire une d�dicace sur la peau de la derbouka du percussionniste � ; Sid-Ali Temmam qui rencontra dans ces lieux magiques Bahia Farah, Kabyle de Bouira, danseuse et chanteuse �m�rite. Warda El Djaza�ria n�e le 22 juillet 1940 au 44 de la rue Leibniz, au nord de Paris, dans le XVIIIe arrondissement, non loin de la Porte de Saint- Ouen. C'est la guerre, c'est l'occupation allemande � Paris. Avec sa maman libanaise, Warda devra attendre 1945 pour rentrer dans un monde, qu'elle dit avoir boulevers� sa vie, celui de la com�die musicale �gyptienne. Jacques Ha�k, le producteur d'avant-guerre, qui a introduit les films d'un certain Chaplin en France en le baptisant �Charlot�, qui a construit le cin�ma Rex, inaugur�, en 1932, par Louis Lumi�re en personne, Jacques Ha�k qui a aussi fait de l'Olympia une salle mythique du cin�ma parlant, qui a lanc� la carri�re d'artistes de cin�ma, comme Arletty, Jules Berry, qui a produit le film La Chienne de Renoir, revient, de TunisParis, � la Lib�ration de 1945, avec une id�e fixe. Faire d�couvrir le grand cin�ma naissant du Caire, offrir � la Tunisie, � l'Alg�rie, au Maroc et m�me aux pays d'Afrique Noire, un r�ve et une modernit� cin�matographique arabe. Apr�s avoir cr�� Regence-Tunis, Regence-Alger et Regence-Casablanca, Jacques Ha�k, et malgr� la surveillance tatillonne des autorit�s coloniales, distribue � Paris les com�dies tourn�es au bord du Nil par les Studios Misr et autres. Au cin�ma de la rue Stephenson (Paris XVIIIe) et au Fid�lio, rue de la Fid�lit� (Paris Xe), la future star de la musique arabe va d�couvrir, petite fille, avec sa m�re libanaise, Mohamed Abdelwahab dans La Rose Blanche (El Warda El Beida), un film social de Mohamed Karim (1933). Le chanteur, en costume trois pi�ces, avec une rose blanche dans la main, entre dans le champ, s'assoi � c�t� d'un gramophone, tourne un bouton et commence � clamer sa premi�re grande �uvre � l'�cran : �Ya wardati el hob� (� rose de l'amour). La petite Ouarda (on l'�crivait ainsi � l'�poque) d�couvre aussi, rue Stephenson et au Fid�lio, le public de cette musique arabe. Beaucoup d'immigr�s ouvriers fra�chement arriv�s, pour certains, du pays. Des Kabyles qui apprennent en mimant les paroles de cet arabe de l'�cran, des Marocains, Tunisiens, Alg�riens juifs et musulmans et quelques jeunes �tudiants. Le soir venant, Warda rejoint le nouvel �tablissement paternel, rue Saint-S�verin pr�s du Boul'Mich'. Le nom est tout un symbole : TAM-TAM pour Tunisie-Alg�rie-Maroc. Comme le El-Djaza�r, rue de la Huchette, le Bagdad, rue Saint- Andr�-des-Arts et le Koutoubia, rue des Ecoles, le cabaret s'anime la nuit. Warda d�couvre en chair et en os les vedettes aper�ues sur les grands �crans de la rive-droite. Il y a, l�, Mohamed Abdelwahab en compagnie du p�re du tango � la marocaine, Abdelwahab Agoumi, Anwar Wagdi et Leila Mourad, assis aux c�t�s de Mahieddine Bachetarzi, le p�re du th��tre alg�rien, en grande discussion avec Jean Cocteau. Et �videmment, le Druze magique � la voix de velours, Farid El-Attrache qui, la journ�e, faisait de la promotion pour un parfum dans le jardin des Tuileries. Parmi ces derniers, il y a un jeune, originaire de Mostaganem, inscrit en langue perse, � l'Ecole des langues orientales. Ahmed Hachelaf venait, en 1947, de rejoindre le service des archives en langue arabe de Radio-Paris. Tr�s vite, l'archiviste alg�rien prend la mesure de la vie artistique et musicale orientale du Quartier Latin. Rue des Ecoles, il installe une petite structure au nom de �Club du disque arabe� et contractualise, avec Jacques Ha�k, la distribution, en disques sonores, des chansons des com�dies musicales projet�es sur les �crans � Paris, Lyon, Alger, Rabat, Tunis et Dakar... En m�me temps, Ahmed Hachelaf raconte : �Je venais, le soir, dans les cabarets, enregistrer les artistes de passage.� Toujours dans ce Quartier Latin, la petite Warda croise les p�res de la chanson moderne maghr�bine. Le Kabyle Cheikh El-Hasnaoui qui aimait prendre son caf� au Cluny, vient de composer son titre embl�matique sur les filles maghr�bines de Paris : �Ebnet el sohba� (Les filles de l'amiti�, les filles de l'exil, n'aiment que prendre le taxi pour aller danser la rumba). Non loin de l�, au Bagdad, un certain Ahmed Driche Tidjani essaye d'adapter le chant des gouals de l'Oranie : Cheikh Madani, Cheikh Hamada et Bouras..., � l'orchestration de l'�cole invent�e au Caire par Abdelwahab. Il est n� d'une m�re italienne, � Marseille, il a v�cu avec son p�re � Oran et bient�t, � Paris, il aura son nom d'artiste : Ahmed Wahby. Il joue dans l'orchestre de Louisa Tounsia, la star juive du Bagdad, � l'�poque, et a pour confr�re, au violon, Youssef Hajaj qui venait d'arriver de sa ville natale de Sousse. Youssef Hajaj que les Alg�riens viennent de d�couvrir dans le film E l Gusto, tenant son violoncelle � plus de 90 ans. Youssef Hajaj qui composera pour les plus grands, dont El Hadj M'hamed El Anka, et offrira d�but des ann�es 1960 � Warda, une chanson hommage � la maman �Oumi, ya oumi�, car la diva fut orpheline jeune. Mais, au d�but de ces ann�es 1950 parisiennes, c'est au premier professeur de musique arabe du Conservatoire de Paris qu'on allait confier la jeune (Fatan) prodige. Le Sfaxien Mohamed
Jamoussi a la m�me grande id�e de la culture fran�aise du XIXe si�cle que Mohamed Abdelwahab. Mais si pour ce dernier c'est Georges Bizet qui fait vibrer son imagination, Mohamed Jamoussi vibre pour le po�te Alfred de Musset. En 1937, lors de son arriv�e, � Paris, de sa Tunisie natale, Mohamed Jamoussi a commenc� son exil par un p�lerinage. Au cimeti�re du P�re-la- Chaise, il a pass� une journ�e sur la tombe du ma�tre de la po�sie romantique. Mohamed Jamoussi, qui habitait le Ve arrondissement, aimait aussi s'asseoir sur les terrasses des brasseries en face du Jardin du Luxembourg. �Je le trouvais souvent en train de traduire en arabe sur un cahier d'�colier des po�tes fran�ais comme Baudelaire�, se souvient Warda El Djaza�ria en 1988. Sur les terrasses des brasseries, en face du Jardin du Luxembourg, l'adolescente Warda allait chercher son professeur pour son cours de la semaine. Entre cours de diction arabe et de m�lodie musicale, Mohamed Jamoussi finit par offrir ses premi�res �uvres � la star orientale. A 14 ans, Warda est sur l'affiche d'un enregistrement pour Path�-Marconi (Ahmed Hachelaf), c'est l'ann�e 1954, celui du d�clenchement de la R�volution alg�rienne. Apr�s Mohamed Jamoussi, un autre Tunisien va prendre le relais. Il est originaire de Kairouan, il a fait la grande �cole de la Zitouna et participa au mouvement artistique de Taht Essor, le groupe artistique majeur qui se r�unissait dans un caf� sous les remparts de la M�dina de Tunis. Sadok Thraya va donner � Warda les cl�s du malouf, l'andalou cher � la grande dame de l'�poque, Saliha, dont le p�re et celui de Warda ont la m�me origine souk-harasienne. Plus tard, la diva reprendra le titre phare de la reine du malouf tunisien, Frag Ghzali dans une interpr�tation majestueuse, en public. Dans ces ann�es de R�volution alg�rienne, la vie est de plus en plus intenable dans le Quartier Latin pour la famille Ftouki. Elle est aussi intenable pour celle des Benghabrit qui tenaient les cl�s de la mosqu�e de Paris. En 1957, Guy Mollet, le pr�sident du Conseil, envoie les CRS � la Mosqu�e de Paris pour d�loger la famille du fondateur de la Mosqu�e de Paris, les Benghabrit qui refusaient de prendre position pour l'Alg�rie fran�aise. Une ann�e apr�s, les Ftouki, et leur fille au r�pertoire nationaliste, doivent quitter pr�cipitamment Paris pour Beyrouth en raison de leur engagement. C'est une nouvelle vie qui va s'ouvrir � la fille alg�ro-libanaise du c�ur de Paris. Warda va rencontrer alors, Mohamed Abdelwahab, Farid El-Attrache, Oum Kalsoum et, bien s�r, Gamel Abdel Nasser. Bien avant de retrouver, � l'ind�pendance, le pays de son p�re, l'Alg�rie. En 1988, dans son appartement parisien, la chanteuse en pr�parant un �ni�me concert � Paris, avait conscience que c'�tait depuis trente ann�es d�j� qu'elle avait quitt�, pour la premi�re fois, le Quartier Latin. Elle avait conscience qu'une nouvelle page de la musique arabe �tait en train de se tourner � Paris. Les chebs du ra�, alors conqu�rants, dans leur Mercedes et BMW pay�es par les majors du disque et des commer�ants arabes richissimes qui flambaient dans les nouveaux cabarets orientaux, traversaient la ville et ses grands boulevards, sans en conna�tre la culture. Soudain, Warda El-Djaza�ria devait porter sa main � la bouche : �Moi, mes ma�tres de la musique arabe m'ont appris ce qu'est la culture fran�aise et ce que repr�sente, pour eux, cette ville.� Une ville dont les hauts lieux du patrimoine arabe ont disparu, puisque ce qui a fait Warda El-Djaza�ria n'existe plus. Disparu le Tam-Tam, El Djaza�r, El Koutoubia, le Bagdad et la boutique du Club du disque arabe...
N. A.
*Ancien journaliste � Lib�ration(Paris).


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