Par Amel Fardeheb Mon p�re, tu as �t� assassin� le 26 septembre 1994 au petit matin� Tu es parti, brutalement, mais tr�s� lentement, car je sais aujourd�hui que tu savais ton heure proche. Combien de fois cette matin�e-l� es-tu revenu en arri�re ? J�ai compt�. Trois fois. Trois fois tu es revenu � la maison pour des raisons aussi �tranges les unes que les autres. Co�ncidences ? Signes du destin ? Vas savoir� Tu n�aurais pas accept� les signes du destin ! Voil� un mot qui ne faisait pas partie de ton vocabulaire. Trop cart�sien� Ta mort a �t� lente� lente et violente� 26 septembre 2011. 17 ann�es sont pass�es depuis ton l�che assassinat et pourtant tout est l�, grav� dans ma t�te, dans ma m�moire. Tout, dans le moindre d�tail. L�avant, et l�apr�s ce jour. Tout d�file comme un film, encore intacte. L�heure est-elle au bilan ? Je dirai malheureusement : Non, pas encore. Le 29 septembre 2005, a �t� vot� par r�f�rendum le d�cret pour la paix et la r�conciliation nationale. Quelle mascarade, une supercherie ! Une grande trahison que j�ai d� subir, vivant � Alger en cette p�riode. Une autre douleur, un profond mal-�tre m�envahissaient. Toutes les personnes que je croisais dans la rue avec une barbe ou un kamis, je la voyais les mains encore rouges de sang. Pour moi, �tre musulman, croyant, ce n�est pas s�afficher avec un kamis ou une burqa qui n�est d�ailleurs pas de chez nous. Je ne me souviens pas de ces accoutrements chez mes grands-parents, pourtant tr�s pieux, pratiquants et qui pr�naient un v�ritable islam, un islam de paix et de tol�rance. Ainsi, des milliers d�int�gristes sont amnisti�s, r�int�gr�s socialement, indemnis�s, jouissant de leurs pleins droits et de leur totale libert�. Pis encore, il faut les m�nager, et ne rien faire qui puisse les heurter ! Le pouvoir n�avait-il pas demand� aux femmes d��viter de fumer et de s�habiller d�cemment pour ne pas les contrarier ! L�argent sale du terrorisme commence � transpara�tre et � blanchir avec b�n�diction. Tous les repentis, assassins d�hier, deviennent affairistes aujourd�hui. Ils acqui�rent notori�t� et biens � travers grands commerces, grosses b�tisses� Ils brassent des sommes d�argent consid�rables, jetant de la poudre aux yeux � ceux qui occultent et esquivent la r�alit�. Tes assassins se pavanent dans les rues, affichant orgueil et m�pris, mais toi tu n�es plus� O� est la justice pour laquelle tu t�es battu ? A coups de d�crets on tente de plonger tout un peuple dans l�amn�sie le privant de son pass�, de son identit�. Mais rien ne pourra jamais vous effacer de nos m�moires, ni de l�Histoire. Ils ont voulu t��liminer pour que plus jamais tu ne parles, pour que plus jamais tu n��crives. Et m�me mort tu d�ranges les consciences. Vos �mes flottent parmi nous, et hantent vos bourreaux. Tu g�nais, tu g�nais car tu ne supportais pas l�injustice, �el hogra�, et ton pass� de militant de premi�re heure l�a prouv� plus d�une fois : - aupr�s des femmes parce que r�volt� par ce code de la famille, de l�infamie ; - aupr�s des petites gens parce que r�volt� par leur mis�re. Docteur d�Etat � l�Universit� d�Oran en sciences �conomiques, tu ma�trisais les chiffres et les statistiques, et ne comprenais pas une telle mis�re dans un pays aussi riche. Tu �tais r�volt� par la corruption que tu ne cessais de d�noncer. Tu ne t�en es jamais cach�. D�j� au tout d�but de ta carri�re universitaire, tu d�rangeais les autorit�s par ton id�al de justice et de paix. Marxiste, tu voulais une Alg�rie libre et fraternelle. D�abord Octobre 1988 En octobre 1988, c�est bien toi qu�on est venu chercher, ton bureau avait �t� mis sens dessus-dessous, toute la maison perquisitionn�e. Les agents de la s�curit� militaire �taient furieux, moi, je jubilais, car tu leur avais �chapp� ce jour-l�, tu �tais absent, � l��tranger pour un colloque. Des ann�es apr�s, tes assassins briseront � tout jamais tes r�ves d�humaniste� D�fenseur des droits de l�Homme, tu �tais scandalis� par les pratiques inacceptables et odieuses de l�Etat (arrestations arbitraires, intimidations� tortures). Tu �tais brillant dans tes analyses aussi bien �conomiques que politiques, �videmment, la politique �tait aussi et naturellement ton �opium�, tu disais que la religion divisait les gens. Tu n�avais pas tort, car c�est au nom de la religion que tout un peuple a �t� pris en otage, et des milliers d�innocents en ont �t� victimes, comme toi ! Tu �tais lucide et conscient des dangers et menaces qui nous guettaient. La veille de ton assassinat, tu m�en as parl�. En regardant le film Platoon avec toi, la veille de ton assassinat, je te disais combien la guerre �tait destructrice, tu m�avais r�pondu : �Benti (ainsi tu m�appelais), dans notre pays, des Alg�riens tuent d�autres Alg�riens, leurs fr�res, au nom de la religion. � Tu �tais un homme bon, loyal, juste, scrupuleux, incorruptible, fid�le et tellement humble. Pr�t � apporter ton aide au premier venu, toujours du c�t� des plus faibles. Tu �tais un amoureux de la vie et des belles choses. Tu avais des principes, envers ta famille, tes amis et ton pays. Tu �tais r�veur, un beau ciel bleu, un avion qui passe pouvaient de distraire de longues heures. Tu pensais � quoi � ce moment ? Tellement de choses, tellement de questions rest�es sans r�ponses des ann�es apr�s, car tu n�es plus� Tu aimais et croyais en cette jeunesse que tu formais � la maison comme � l�universit�, tu aimais lui parler, lui expliquer les dangers du syst�me. Tu avais foi en elle, car tu savais que les changements viendraient d�elle et par elle. Tu aimais tes �tudiants, et tu prenais ton travail � c�ur. Tu �tais corps et �me d�vou� � ton m�tier, si noble. Adolescente, je pense avoir �t� jalouse de tes �tudiants avec qui tu passais beaucoup de temps� aujourd�hui j�en suis fi�re, car c�est toute une g�n�ration que tu as form�e � l�Universit� d�Oran. Tu �tais travailleur. Je te revois, assis � ton bureau, � �crire, �crire des journ�es enti�res� par moments tu en sortais, et me disais �Benti, tu me fais une q�hiwa (un caf�) !�� et tu revenais � ton bureau. Si tu n��tais pas � la facult�, si tu n��crivais pas tes articles d�analyses politiques et �conomiques, tu lisais. Tu �tais infatigable, assoiff� de savoir et de culture. Ainsi tu m�as transmis le go�t pour la lecture� et le savoir. Tu nous emmenais au th��tre d�Oran, voir les pi�ces de feu Abdelkader Alloula, lui aussi assassin� peu de temps avant toi. J�ai appris la musique avec toi, tu aimais �couter aussi bien du Brel, Brassens, Aznavour que Fa�rouz, Marcel Khalifa, Cheikh el Imam, et toutes ces K7 audio dont les refrains ne cessent de passer dans ma t�te� La vie �tait belle et douce, mais tr�s t�t, j�ai vite compris que nous n��tions pas comme les autres puisque notre vie �tait rythm�e par le militantisme. Tu �tais soucieux de notre avenir et celui de ton pays. Tu m�as demand� en d�but de l�ann�e scolaire de te promettre d�avoir mon bac, � croire que tu savais que tu ne serais plus l�. J�ai eu mon bac, et tu n��tais plus l� pour partager cet �v�nement� comme d�autres d�ailleurs� L�heure est-elle au bilan ? Non ! Non, car l�actualit� me donne le sentiment que nous sommes bien loin d��crire ces lignes de notre histoire, celles des ann�es de sang. N�est-ce pas l� une de nos sp�cialit�s ? Que savons-nous de notre pass�, si ce n�est ce qu�on veut bien nous enseigner dans les livres scolaires ? Que savons-nous de la guerre de Lib�ration ? L�histoire de l�Alg�rie a-t-elle commenc� avec la France ? Quand je vois dans notre actualit�, les falsifications de notre histoire, et le traitement injuste inflig� aux grands noms qui ont voulu une Alg�rie libre et ind�pendante, je me dis qu�aujourd�hui on est bien loin d��tablir un bilan qui d�nonce les crimes, l�injustice et r�tablit la v�rit�. Voil� que cinquante ann�es apr�s l�ind�pendance, des personnes oublieuses de l�histoire remettent en cause le nationalisme et le combat de feu Mohamed Boudiaf et de Louisette Ighilahriz ! Beaucoup d�erreurs ont �t� commises, des non-dits, des silences. J�entends souvent dire : �Passons � autre chose�, �� quoi sert de remuer le pass� ?�, �il est temps d�oublier�� autant de mots, autant de phrases que je ne peux entendre, que je ne supporte plus. Toute nation qui se respecte est fi�re de ses grands. Aujourd�hui, 16 ans, 17 ans, 18 ans apr�s, votre histoire n�est toujours pas �crite, on veut vous enfermer dans l�indiff�rence et dans l�oubli, vous qui avez �t� sacrifi�s pour une Alg�rie meilleure dont tu r�vais. Certains disent que nous nous complaisons dans ce statut �d��ternelles victimes du terrorisme �. A ceux-l�, je raconterais encore et encore l��uvre de votre vie, afin que nul ne puisse se perdre dans les m�andres de la m�moire ! Je pense � mon fr�re, trop petit lors de ton assassinat et qui ne se souvient de rien, ni de notre vie � Oran� ni m�me de toi ces temps-l�� Je le revois, ce 26 septembre 1994, avec son regard hagard, abasourdi, perdu. Que pouvait-il se passer dans sa petite t�te d�enfant ? Alors, � ceux-l� encore, je dirais : �Avez-vous le droit de priver un enfant du souvenir de son p�re, ont-ils le droit de l�amputer d�une partie de son identit�, de son histoire au nom de cette tradition du silence autour de la mort ?� Sais-tu qu�on a m�me os� me dire �n��tait-il pas communiste ?�. Communiste ! Combien de fois n�ai-je pas �t� tax�e de �bent echouyou�i� dans le quartier. Est ce une raison valable pour t�assassiner ? Ont-ils lu tes �crits, t�ont-ils entendu parler ? Savent-ils combien tu aimais ton pays ? Savent-ils que tu voulais le meilleur pour la jeunesse alg�rienne ? Je te fais le serment que jamais je ne baisserai les bras. Encore et certainement un caract�re qui me vient de toi. Il y a certes des moments difficiles, o� j�ai l�impression de faire face � une coalition qui veut me faire �oublier et avancer �, mais je me rel�ve � chaque fois, et je continue ma lutte contre l�amn�sie collective, contre l�oubli, pour que plus jamais cela ne se reproduise, pour que jamais on ne dise �je ne savais pas�. Tant que je fais partie de ce monde, je crierai ton nom, et celui de tous ceux, comme toi assassin�s par la b�te immonde. Je ne cesserai de dire et de raconter ce qui s�est pass�, ce que tu as �t�, ce que tu as fait, dit, �crit. Pour que justice soit faite, pour que vos �mes tortur�es retrouvent la paix. Ta fille Amel A. F. L�hommage de son �pouse Par Zokha Fardeheb Hommage � toi, mon �poux, mon compagnon, mon amant, mon ami, mon fr�re� Abderrahmane Fardeheb, assassin� le 26 septembre 1994 � Oran � 8h du matin. �Qui �tait cet homme si humble et si respectueux ?� disait une vieille dame du quartier venue assister � ses obs�ques. Elle pleurait en silence. �Nous avons entendu dire que c��tait un Aalem K�bir, mais pourquoi �liminet-on les savants ?� Oui Abderrahmane en �tait un. Le professeur Fardeheb est mort pour son engagement politique, ainsi que son combat envers les laiss�s-pour-compte. Son crime : en avait-il ? Il ne portait pas d�arme dans son cartable si lourd. Oh non ! Il avait une trousse d��colier, remplie de stylos divers, et de documents de travail, ses cours d��conomie. Et� dans notre maison son bureau occupait la plus grande place. Les rames de papiers tr�naient sur toutes les �tag�res, les murs �taient tapiss�s des innombrables livres d��conomie, politiques, de litt�rature entre autres Marx, L�nine, Rosa Luxembourg, Ibn Khaldoun, Mouloud Feraoun, Victor Hugo� et d�autres ouvrages aussi divers. Et au milieu de tout ce savoir et cette richesse nous vivions heureux. Abderrahmane �tait timide et respectueux d�autrui, cependant les discussions politiques le faisaient sortir de sa r�serve et l�amenaient � prendre la parole avec fermet� et intransigeance. Il sortait de ses gonds face � l�injustice. Strict, �pris de justice, d��quit� et fervent d�fenseur des plus opprim�s, la jouissance destructrice d�une frange de la soci�t� l��c�urait � un point tel qu�il en faisait sien le combat de tous les jours contre les fourbes et les malhonn�tes. Mais sa na�vet� l�a conduit � faire une confiance aveugle aux hommes de toutes esp�ces sans se m�fier. Et quand je lui disais de redoubler de vigilance suite � �sa condamnation � mort� par les islamistes, aux multiples lettres de menaces que l�on recevait, il essayait de me rassurer au mieux avec un sourire m�l� d�appr�hension. Un sourire qui disait �n�aie crainte, nos voisins nous connaissent et ne peuvent pas nous faire de mal. Le danger ne viendra pas de notre quartier. � Et pourtant, c�est ce jeunot de 20 ans, habitant l�immeuble d�en face, cet �tudiant barbu, qui a mis fin � tes jours. Il t�a tir� dessus, puis il a retourn� son arme contre notre fille. Coup de chance ? Miracle ? Elle s�en est sortie vivante. Le coup de feu a �t� entendu mais� la balle assassine n�est pas partie. Aujourd�hui, ton id�al n�est pas mort, il rena�t en tes enfants qui le perp�tuent, et tes �tudiants qui se souviennent de toi et qui continuent dans la voie que tu leur as enseign�e. Le relais est assur� sur plusieurs g�n�rations. Repose en paix, Amel et Mourad sont fiers d��tre tes enfants, et ils diront � leurs enfants quel homme bon et int�gre et g�n�reux tu �tais.