C'est l'heure du couvre-feu. Un silence pesant s'abat sur la petite ville de Saint-Arnaud (actuelle El-Eulma). Parfois lointain, parfois proche, le bruit d'une jeep faisant la ronde habituelle, � la recherche d'une proie, s�me l'effroi chez les habitants autochtones. Car chaque matin quelqu'un manquait s�rement, une absence r�p�t�e jamais justifi�e. Donc en cette nuit myst�rieuse, on discutait � voix basse, � la faveur de la tr�s faible lumi�re d'un quinquet, � la place de l'ordinaire et polluant mesbah (petite lampe � p�trole artisanale). Quinquet, cette fois, au beau milieu d'une me�da d�s�quilibr�e, sur laquelle est �tal� un papier gris, utilis� surtout � empaqueter (kortas) sucre, caf�, etc. Crayon entre les doigts, h�sitant, sous le regard zoom avant de toute la famille (on vivait ensemble pour parer � toute �ventualit�), qui attendait que je rel�ve le d�fi lanc� par mon oncle Segueni : - Tu ne sais pas dessiner une grande �toile ! En fait, affirmation subterfuge pour que je ne sache pas que c'�tait un mod�le destin� � ma m�re et mes tantes, qui allaient coudre � la main, discr�tement, l'embl�me national. - Tu auras des douros pour acheter les plaques de chewing-gum Val, contenant les photos de tes acteurs pr�f�r�s... Ashok et Dilip Kumar... Premnath... Nimmi.. Casting de r�ve du film Hindi Mangala, fille des Indes de Mehboob, un beau film chantant haut en couleur d�bordant de joie de vivre. C'�taient des photos qu'on collectionnait pour jouer � �Hai ou meit� (mort ou vif, notre vraie situation � l'�poque), une sorte de pile ou face. La combine de mon oncle a march�. Je serre les dents, je fronce les sourcils, le courage me vint. Mon crayon glisse sur le papier et commence alors, l��bauche d'un symbole longtemps r�v�, en cette nuit sans clair de lune, complice de l'enl�vement d'une des nombreuses �toiles scintillantes d'un ciel qui n'a vu que du feu... nourri dans tout le territoire. Un matin, pas toujours de paix. Croyant � une banale foulure, ma tante Sakhria massait, sans cesser de maugr�er, mon bras qui me faisait si mal que je criais. Un gendarme de la garde mobile install�e dans l'aile caravans�rail de la vieille ferme o� on habitait, m�appela puis m'emmena sur son v�lo 700 (bicyclette � roues tr�s hautes dont r�vaient alors les gosses du monde entier. R�ve jamais r�alis� parfois. On se contentait de louer, pour une demi-heure, � 20 FR, le jour de l'A�d) au m�decin, contournant � quelques centim�tres le carrefour, deux m�tres carr�s o� n'a jamais pos� les pieds un Alg�rien jusqu'en 1962. En ce point interdit, une gu�rite peinte en rouge et blanc, dans laquelle se tenait un gardien de la paix, une matraque blanche � la main. Il �tait le seul, avec un co�quipier qu'on nommait �el jadarmi el arbi� (gendarme arabe) pour sa bont�, qui nous consid�rait. Il �tait tout le temps jovial, arrangeant sans cesse ses lunettes cercl�es et nous amusait avec ses fac�ties et performances d'�quilibriste. Deux ennemis, deux faces aimables �chapp�es au contr�le froid du d�mon de la guerre. Par contre, leur chef �tait d'une grande m�chancet�. Il nous interpellait : �H� ! que disent vos parents le soir... et le mec � la Citro�n noire ?� Le mec n'�tait autre que mon oncle, qu'il surveillait d'ailleurs. Une nuit, la ferme fut envahie par des soldats, parmi eux un virulent policier, petit de taille dans un large trench-coat mais criant fort, un... Arabe ! Une sc�ne dramatique, �clair�e par les phares des Gmc et jeeps, o� les soldats qui men�rent mon oncle en enfer d'ici-bas, avaient des ombres d�mesur�es, fantastiques. On ne r�pondait pas au fulminant gendarme, on le regardait seulement, entre nous des barri�res dress�es : les barbel�s entourant la brigade et la haine. Pourtant, lui la terreur cria � l'aide, quand un jour, la grosse moto bascula sur sa jambe. Pour nous venger, au milieu de l'apr�s-midi torride, nos cris, � tuet�te : �Bastos ! Cam�lia ! agbin chouakria...� (Bastos, Cam�lia, Job, Dokhan Bentchicou.. des marques de cigarettes � l'�poque). Plus loin, on inscrivait sur les murs environnants, � la h�te, juste avant le cr�puscule : � GPRA � FLN avec des touffes d'herbes printani�res. Ou alors, quand les gendarmes sont de sortie, on jetait de la terre mouill�e sur le drapeau qui pendait au balcon, avant de s'�clipser, �vitant le flagrant d�lit. C'est un acte (de fureur � l'�poque) que je n'ai plus refait et qu'il ne faut jamais faire. Car quel que soit l'ennemi, il ne faut pas salir, d�chirer, pi�tiner ou br�ler un symbole durement concr�tis�, l'embl�me. C�est le moindre des respects qu'il faut devoir aux hommes, si on veut vraiment la paix dans ce monde mal parti depuis un certain crime, � l'aube de l'humanit� et non �lucid� � ce jour. Car il est le signe de fiert� et de partage par excellence. Erraya, chez nous, accroch�e au sommet d'une tente ou d'une maison, pour �tre visible, annonce � l'entourage les f�tes de circoncision ou de mariage. Chez certains peuples, un drapeau doit flotter dans le ciel, s'il tombe par terre, il est br�l�, afin d'�viter un malheur. Voil� une des grandes le�ons, apprises depuis mon enfance, d�une guerre atroce, d�une r�volution �difiante et marquante de l'histoire humaine. Il faut co�te que co�te �pargner de l'oubli cruel, les sacrifi�s et les innocents dont le sang a abreuv� la terre de notre patrie, sans jamais le vouloir. Et �a depuis les limbes de l'Antiquit� d'o� surgissait un cavalier numide, fanion au vent, pressant son coursier sur les vastes plaines aux confins desquelles l'attendaient les intr�pides cavaliers d'Abdelkader, �tendards, verts, blancs et noirs (couleur marquant un tragique destin peut-�tre?), accroch�s � de tr�s longues hampes ; chargeant les r�giments des Hussards du duc d'Aumale, eux aussi drapeaux flottants au-dessus de leurs t�tes. Affrontement r�el, beaucoup plus meurtrier que celui des sc�nes de batailles du symphonique film de Akira Kurosawa, Kagemushao� la mort est ma�tresse de l'Histoire. La dignit�, le respect de soi et des autres, une autre grande le�on de la guerre de Lib�ration � m�diter.