Pour �viter de tomber dans une profonde l�thargie, semblable � une douleur qui d�prime les facult�s actives, il nous arrive souvent de feuilleter les belles pages du pass�. Cet acte empreint de nostalgie et de beaux sentiments, nous d�barrasse du masque de l'ennui et du doute qui couvre notre visage blafard. Nous nous donnons des instants de r�pit pour laisser libre cours � nos propres souvenirs tirant leurs id�es g�n�reuses de ce pass� que le temps n'a pas alt�r�. C'�tait une p�riode de l'histoire d'Alg�rie o� il �tait permis � tous d'atteindre le nirvana. Ce texte prosa�que et sans grande port�e n'a d'int�r�t que dans l'imm�diat. Sauf que ce genre d'�crit instantan�, repris le plus souvent sous forme de r�cit, couvre pour ma g�n�ration une quarantaine d'ann�es. Il ne faut pas s'�tonner de rencontrer des enjambements dans le texte comme : nostalgie, vies personnelles et professionnelles, galeries de portraits, rencontres, etc. On ne peut que vouer, en toile de fond, une admiration extatique � notre pays qui fut longtemps le phare du Tiers-Monde. Admiration r�cemment partag�e par un auteur togolais, invit� � l'�mission culturelle sur la cha�ne Canal Alg�rie. Cet auteur qui avait fait ses �tudes � Alger et qui vit actuellement aux Etats-Unis dit : �Qui ne connaissait pas l'Alg�rie des ann�es soixante-dix ?� On vivait dans une ville de charme, pleine de vie et de mouvements et qui bouillonnait de culture et d'animation. On se sentait tout � fait en communion avec nos amis. Le probl�me de la culture qui se pose actuellement est crucial. Elle n'est plus ce lien entre les g�n�rations. Les profonds bouleversement intervenus dans son aspect : humaniste, social et id�ologique ont sap� l'harmonie g�n�rale des rapports sociaux qu'autrefois elle entretenait. Notre ami Mourad qui vit � l'�tranger depuis 1981, membre de la bande des neuf (Aziz, Achour, Bob, Tiriri, Mohamed, Amar, Brahim, El Hadj), celle des ins�parables depuis l'ann�e 1964. De passage � Alger pour affaire, notre ami Mourad profite de cette courte escale pour me fixer un rendez-vous, en face de la Grande-Poste, plus exactement juste � c�t� de la Maison de la presse, librairie arabesque, dont le proprio a mis la cl� sous le paillasson. Encore un lieu du savoir qui dispara�t. Cet emplacement �tait notre ancien quartier g�n�ral que Mourad aime � retrouver m�me s'il ne reste plus rien. Nostalgie oblige. On se rencontre � l'endroit et � l'heure indiqu�s. Apr�s les �boussesbousses � rituelles, on se dirige vers le �Radjah�, � quelques encablures de notre lieu de rencontre. On s'attable � la terrasse de ce salon de th�, un des rares rescap�s des turpitudes des individus. L'ami qui n'avait plus revu le bled depuis sa �harba� n'a de cesse de regarder � gauche et � droite, sa t�te tournoyait comme le coq de fer fix� au haut d'un clocher pour indiquer la direction du vent. Je lui demande d'arr�ter de pivoter sa t�te � cent vingt degr�s pour lui �viter un torticolis. Il me regarda longuement et avec un sourire sardonique, il me dit d'un ton path�tique : �Les jeunes montrent un visage livide, il me semble qu'ils s'ennuient. � C'est ce qui est juste, le samedi soir n'est plus ce qu'il �tait autrefois. A notre �poque, c'�tait le jour de la semaine o� nous, les �populos�, pouvions profiter pleinement de toutes les distractions qui nous �taient offertes. Une sorte de soupape qui nous aidait � r�cup�rer d'une semaine de travail bien accomplie. Les m�urs et la soci�t� ont chang� : les mariages sont plus nombreux aujourd'hui mais rarement f�t� le samedi. Nous pensons que les �samedis� d'antan esquissaient clairement la mosa�que socioculturelle de notre belle Alg�rie. Des f�tes �tous feux tous flammes�, on en organisait � chaque occasion. Aziz et Achour, qui poss�daient des voitures d'occasion, une Renault 8 et une Simca 1100, venaient klaxonner sous les balcons pour nous entasser � l'int�rieur en direction de la Madrague ou en ville pour un apr�s-midi �surboum� organis� par des connaissances � nous. Mourad qui massait d'un air absent la �Une� du Soir d'Alg�rie, dans un d�clic me r�veilla de ma torpeur en me posant la question que j'attendais. Il constata dans une analyse morphologique succincte du paysage, une sorte d'imposture vengeresse. �Que sont devenus tous nos lieux de rencontres, l� o� nous envisagions l'amiti� sous un angle moral et de convivialit� plaisante ?� Je lui r�pondis que nous n'avions jamais envisag� l'avenir avec appr�hension. Tout a disparu dans le sillage de la folie des hommes, insensibles au mal et d�pourvus d'empathie. Dans le cadre du soi-disant utilitarisme �conomique, les nouveaux patrons des lieux ont opt� pour le c�t� commercial exclusivement fond� sur l'argent, beaucoup d'argent au d�triment du commerce qui distribue de la prosp�rit� et de la bonne humeur. Le Mourad que je connaissais bien pour �tre un psychologue �m�rite, vers� dans le cognitivisme, me rappelle que je suis le seul parmi la bande qui n'a pas s�journ� longtemps � l'�tranger (en d�pit des supplications des amies �hollandaises et su�doises�) de Malm�e, Goteborg et Amsterdam, entre autres (Gerda, Bakta et Britney, �pouse de notre regrett� ami et fr�re Brahim) qui venaient presque tous les �t�s des ann�es 60 et d�but des ann�es 70 nous rendre visite. Je devinais � quoi voulait en venir, mon ami. En �voquant le paradigme du traitement de l'information, portant sur la m�moire et ses trois �tapes : fixation, r�tention, �vocation, il m'invitait en filigrane � lui d�crire tous les lieux qui faisaient le bonheur, la joie et la liesse de tous. Je lui rappelle que s'aventurer � relater la vie des grands caf�s, restaurants, salons de th�, glaces... d'autrefois est une t�che ardue qui ne met pas � l'abri de trous abyssaux. Bien que quelques d�tails importants restent grav�s dans ma m�moire, cependant, il ne faut pas perdre de vue que plus de trente ans se sont �coul�s depuis la fin des ann�es bonheur. Allez, pour ne pas le f�cher, je lui dis que je vais tenter de faire revivre en lui ses tribulations et heureux souvenirs et de ses courses effr�n�es � travers le d�dale des rues et ruelles d'Alger. S'il existait d�j� le �Disneyland� social dans les pays dits d�velopp�s, chez nous on n'avait pas encore cette aisance mais d'autres valeurs marqu�rent cette p�riode b�nite des saints : �ducation, travail et la confiance dans le lendemain. Par o� veux-tu que je commence ? lui demandais- je. Il me r�pondit par l'environnement bien pris dans les mailles de la rue Hassiba-Ben-Bouali (le Moulin), boulevard colonel Amirouche, boulevard Khemisti, rue Asselah Hocine, rue Waisse, rue Abane-Ramdane, rue Tanger, boulevard Ben Boula�d, rue Larbi-Ben-M'hidi, rue Didouche- Mourad, place Maurice-Audin. - Caf� de l'�galit� (le Moulin) : incontestablement, la perle de la rue Hassiba-Ben-Bouali (le Moulin). On en avait fait notre cercle sportif en 1969. On jouait au football dans un club des chemins de fer (le Rail club d'Alger dont le si�ge social �tait situ� dans les infrastructures m�mes de la gare de l'Agha). Ce caf� qui faisait office de restaurant �tait plut�t un endroit sobre. Immens�ment grand et d�cor� � l'ancienne, il donnait cette impression du d�j� vu ; il ressemblait aux vieux bistrots du quartier des Marais (Paris). Le personnel comptoir, salle et cuisine offrait un service impeccable. Les petits app�tits pouvaient se restaurer bon et bien pour une modique somme. Quand il nous arrive d'aller fl�ner en ville, moi et l'ami Achour (c'est tout ce qui reste de la bande, disloqu�e � l'or�e des ann�es 80), nous passons sciemment d'un trottoir � l'autre, rien que pour contempler l'ossature puisque depuis des ann�es d�j�, on y vend des meubles ! A sa vue, je fredonne la chanson de Marc Aryan et mes pens�es vont � Fa�za. - Caf� le Tafourah (boulevard colonel Amirouche) : le rendez-vous des argentiers (juste en face, la Banque centrale et le CPA) et des dandys. Les fr�res Tango qui avaient repris l'affaire ont transform� ce caf� en un v�ritable lieu de rencontre et de convivialit�, digne des caf�s parisiens. Michel derri�re le comptoir et Ali avec sa faconde intarissable formaient un duo infernal. Aujourd'hui, on y vend des produits chimiques. - Caf� les Cinq avenues (rue Waisse) : con�u comme la cha�ne des �Winpy parisiens� mais en plus grand, le client pouvait avoir une vue sur la rue de la Libert�, la rue Waisse et la rue Abane--Ramdane. Avec la �Rotonde� juste en face. Le soir � la sortie des bureaux, ils �taient noirs de monde. - Le Cintra (rue Waisse, h�tel ex-Aletti) : lieu qui se distinguait par l'�clectisme et par le service hors pair de Ammi Amar, un professionnel qui n'avait rien � envier aux majordomes anglais. - Le Tahiti (rue Abane-Ramdane) : je me rappelle vaguement de ce lieu tr�s fr�quent� par les journalistes de la rue de la Libert�, l� o� ceux des g�n�rations 40 et 50 avaient fait leurs classes. Le pionnier de la presse �crite El Moudjahid. Tiens, je crois que j'ai vu d�filer une image qui me revient, l'enseigne grand panneau d�cor�e aux couleurs tahitiennes et le nom de l'�tablissement �crit en gros caract�res (italique ?). - Caf� de la Pr�fecture (rue Asselah-Hocine) : � midi, m�me debout, on se bousculait. Un monde fou, fou, fou, compos� exclusivement des employ�s de la pr�fecture et des citoyens qui attendaient la suite r�serv�e � leur demande d'autorisation de sortie du territoire national. Une ambiance de tonnerre y r�gnait. Les amateurs de la �33 Sp�ciale� n'en finissaient pas de commander et de recommander des plats de sardines frites. L'armada de serveurs derri�re le comptoir terminait la journ�e sur les genoux. - Restaurant Mon Village (rue Asselah-Hocine) : adresse des employ�s de la compagnie du t�l�phone, avant la cr�ation de la Sonatite, des cadres de la poste. Nous y allions les jours de paie. Un lieu vivant o� le service et la gestion parfaite de Ammi Ali donnaient envie de revenir. - Restaurant le Bosphore (rue Tanger) : tous les samedis soir, on y allait pour prendre exclusivement du poisson. Chacun des membres du groupe affectionnait une vari�t� de poisson blanc sauf un, Tiriri, qui pr�f�rait la �sardine�. Il essuyait alors une engueulade en ch�ur comme : �On ne va pas dans un restaurant pour prendre de la sardine, qu'on donne comme k�mia (mechouiya, meglia, chtitha, adjidjat etc. dans tous les bars de la place d'Alger).� Intransigeant, il accompagnait son plat de sardines de frites. - Le Novelty (rue Larbi-Ben-M'hidi) : ce lieu vivant se distinguait par son �clectisme. Apr�s avoir �t� transform� en un lieu de restauration rapide. A baiss� rideau r�cemment. - Restaurant la Grenouille : (boulevard Ben- Boula�d) : un petit restaurant charmant qui existe toujours. - Scotch Club : (boulevard Ben-Boula�d) : un endroit s�lect pour les noctambules : une chose est s�re, il n'existe plus, je ne me rappelle m�me plus de son emplacement sur ce boulevard mythique. - Kiosque (Grande-Poste) : l'ambiance qui r�gnait autour de ce kiosque mythique est difficile � d�crire. Les employ�s du tertiaire, les passagers, les visiteurs, les supporters de l'USMA, du MCA et du CRB, les �tudiants... se r�unissaient autour de ce cube pour prendre un �nos-nos� ou une �gazouze� et de discuter de tout ce qui touche au sport, aux vacances, au travail, � l'universit�, etc. Le cadre s'y pr�tait agr�ablement. Alger vivait � un rythme infernal. - Le Bristol : (rue Ch. P�guy/Didouche-Mourad) : le propri�taire, juste apr�s l'ind�pendance, n'a pas jug� utile de changer le nom de l'enseigne lumineuse �crite en italique. Avec sa superbe terrasse, juste en face de �le Grand Chausseur� (Astoria r�cemment transform� en chocolaterie), il portait bien son nom car il ressemblait �trangement � un pub anglais. L'int�rieur, bien d�cor�, d�gageait une ambiance singuli�re. Miroirs et cadres en noir et blanc embellissaient davantage ce lieu tr�s pris� par les Alg�rois. Il faut savoir que les fr�res qui g�raient cet �tablissement connaissaient leur m�tier de tenancier sur le bout des doigts. Transform� une premi�re fois en restauration rapide, pour les nouveaux proprios, une activit� qui, semble-t-il, n'a pas atteint les r�sultats escompt�s, notre ex-lieu de rencontre et de convivialit� fut transform� une seconde fois... en magasin d'�lectronique. - Salon de th� �Fid�lia� (rue Didouche-Mourad) : ce salon de th�-p�tisserie avait une r�putation qui voyagea au-del� de nos fronti�res. Produit des tartes aux fraises de la vari�t� �Annabelle� et de d�licieux petits fours aux amandes. - Salon de th� �La Princi�re� (rue Didouche- Mourad) : lieu de rencontre de tous nos amis avant et apr�s une s�ance de cin�ma. Avec �Mont�ro�, la reine du chocolat, la �Princi�re� ne d�semplissait jamais. Une adresse o� il faisait bon roucouler pour les jeunes amoureux. Si la presse, la radio ou la t�l�vision envisageaient d'entreprendre un sondage aupr�s des citoyens de plus de cinquante ans avec une question � la cl� : �Que pensez-vous de l'ex-salon de th� �la Princi�re� du 39, rue Didouche et regrettez-vous sa disparition ?� les r�ponses seraient certainement du m�me avis que nous. Ce sont des lieux comme celui-ci qui ont contribu� efficacement � la l'�panouissement culturel. D'autres ne r�pondront pas, probablement �motifs, mais ils tireront de leurs poches des Klinex et mouchoirs pour essuyer leurs larmes. Aujourd'hui, on y propose des sandwich au poulet. - �Le N�v� (rue Didouche-Mourad) : le meilleur salon de glace qu'Alger ait connu. Il produisait des glaces de tr�s grande qualit� et proposait des m�langes originaux comme on n'en fait plus aujourd'hui. Les jeunes filles en fleurs s'y rendaient pour d�guster toutes sortes de glaces au parfum assorti ; les couleurs se refl�taient sur leurs visages ang�liques. Dans �L'�thique � Nicomaque� Aristote dit : �Nous aimons ce qui est aimable � savoir le bon, l'agr�able et l'utile.� Nous �tions ces oiseaux de m�me plumage qui volent ensemble (proverbe indien.) Comme au cin�ma qui n'existe plus que dans nos m�moires, nous vivons un drame o�, malheureusement, la fin n'est pas un happy-end. Bob. Med, Soudani Achour - Belcourt