Le rythme de notre vie quotidienne avoisinait peut-�tre celui d'une grande ville occidentale. L'indice du bonheur collectif n'a jamais �t� aussi haut dans l'�chelle conventionnelle. Il n'existait pas cette solitude de l'homme au milieu de ses semblables et l'affreuse angoisse du vide culturel, sujets chers � F. Mauriac qu'il a explor� dans ses romans. Le pass�, enracin� dans un d�sir d'�ternit�, serait ce une passion ? Sans coup f�rir, oui ! La passion repr�sente la mani�re dont ce pass� nous affecte. Alger, des ann�es de l'insouciance, �tait avant tout un lieu de m�moire hant�e par l'esprit des saints : Sidi Abderrahmane - Sidi M'hamed - Sidi Yahia - Sidi Benour, qui cristallise certainement la douceur de la capitale. C'�tait aussi une ville o� il faisait bon vivre, plut�t un petit coin de paradis ensoleill�. Nous ne connaissions pas la surabondance de la soci�t� de consommation d'aujourd'hui : il y r�gnait une osmose avec notre environnement naturel et humain. Nous vivions simplement et chaleureusement. 1967, on avait vingt ans, chacun � son poste de travail, nous avions concouru modestement mais s�rement � l'instar de nos a�n�s qui nous ont pr�c�d�s juste apr�s l'ind�pendance dans le d�veloppement du pays. Jusqu'� la fin des ann�es 1970, l'Alg�rie �tait le phare du Tiers-Monde, terme emprunt� � notre ami M�amar Farah. Qualificatif pas du tout usurp� dans la mesure o� le faisceau lumineux �mis � partir d'Alger balayait les deux continents (Afrique et Asie). Cette �poque que nous nommerons sans rougir des 15 glorieuses, l'Alg�rie �tait sur le point d'achever la premi�re phase de sa r�volution industrielle. Le peuple m�lomane, amateur de la belle musique et f�ru des arts du num�ro 1 au 9 suivant le classement du philosophe allemand (Baumgarten), ne vibrait pas tout au long de la journ�e au son des tam-tam, banjo, guitare �lectrique et derbouka. Il vibrait au son des machines industrielles, du vrombissement des moteurs sur banc d�essai et au hurlement des souffleries. Le pays conscient du danger que pr�sentait la d�pendance de nos richesses fossiles, l'industrialisation et la croissance �conomique, d�s lors la panac�e, devenaient une option fondamentale. Le but poursuivi consistait � inscrire toutes ces initiatives �conomiques dans la perspective des g�n�rations futures. Aujourd'hui, on s'�vertue � d�noncer l'option id�ologique avec une critique acerbe dirig�e beaucoup plus sur la personne que sur les id�es. Et si c'�tait une �tape incontournable vers le protectionnisme �ducateur qui a servi de tremplin aux puissances actuelles pour amorcer leur d�veloppement au XIXe si�cle. Que voit-on aujourd'hui, apr�s la crise qui secoue l'Occident ? Un retour vers un protectionnisme sous-jacent, relay� par la publicit� m�dia, conf�rences... tel l'incitation en France �achetez fran�ais�. Trente ans plus tard, ce syst�me consid�r� comme une id�ologie utopiste, les tenants de cette id�e doivent avoir lu ou entendu parler de �Utopia� de Thomas Moore, bas�e sur la confiscation de la propri�t� priv�e et la suppression de l'initiative personnelle, conduira in�luctablement le pays vers la faillite, d�s lors que le nouveau regard politique bas� sur la relation strictement �conomique tra�a le chemin du passage d'une �conomie centralis�e � une �conomie de march�. Le passage fut tellement brusque que nous continuons de subir les fortes turbulences de cette nouvelle conception de la vie �conomique. Avec les avatars que comptent le capitalisme, le lib�ralisme, le n�olib�ralisme, l�ultra-lib�ralisme, il reste typiquement une cr�ation occidentale dont le p�re fondateur n'est autre que le philosophe anglais John Stuart Mill pour avoir fait ses preuves. Il montre aujourd'hui ses limites pour avoir des cons�quences dramatiques. Le capitalisme outrancier s'essouffle, glorifi� hier, d�cri� aujourd'hui par ses plus fid�les partisans. Les turbulences �conomiques, sociales, revendications, gr�ves paralysantes, etc., c'�tait de l'autre c�t� de la M�diterran�e capitaliste. Chez nous durant ces ann�es-l� 1960/1970, on coulait des jours sereins. Habitu�s � notre nouveau bonheur de salari�s, aucun d'entre les amis, coll�gues de travail ne l�sinait sur la d�pense pour se v�tir en zazou. Nos habilleurs, chausseurs : Samrico, Brumell, El- Kahina, Richardstone, Vasile, Sonitex, Redman, Ballay, Roig, Districh �taient des hommes de m�tier. Leur fonction �tait une valeur qui d�passe l'aspect du gain. Ils mettaient en avant leur longue exp�rience, la qualit� du travail ou de la chose et du service plut�t que le prix qui n'indique que la valeur marchande. Quel que soit le mod�le �conomico-politique (minimaliste ou constructiviste), ils s'inscrivaient dans le cadre d'une approche plus g�n�rale, le �sacerdoce� dans l'exercice de leur m�tier : c'est la notion de �savoir-faire�. Nos ma�tres tailleurs, chemisiers, habilleurs, confectionneurs, chausseurs ont rompu avec l'archa�sme marchand bien avant le d�veloppement �conomique des grandes art�res d'Alger et l'attrait d'un niveau de vie et d'une ambiance urbaine valoris�s par une publicit� m�dia redondante. Durant ces ann�es bonheur, p�riode de r�f�rence mondiale de l'engagement pour la paix, la justice, le droit � la vie d�cente, repris par les ic�nes de la chanson. Nos commer�ants �uvraient dans le contexte o� le march� n'�tait pas l'ennemi, mais une proc�dure simple qui organisait un juste �change. Il ne faut pas se leurrer, la mode de Paris, Londres un mois apr�s arrivait � Alger. Nous nous rappelons qu'au mois de juin de l'ann�e 1967, nous avions acquis aupr�s du d�funt grand magasin de la rue Larbi Ben M'hidi �Brumell� deux costumes col Mao sign� Thierry Muggler, costumes que nous avions enfil�s un certain 23 septembre 1967, pour f�ter avec des amis notre anniversaire. De ces fabuleux magasins, aujourd'hui, il n'en reste qu'un seul El-Kahina qui tient t�te aux arrivistes, ayant submerg� les hommes de m�tier oblig�s pour la plupart de baisser rideau sinon vendre fonds et m�rs tant que l'entr�e d'un grand cin�ma d'Alger Le R�gent n'�pingle plus � son tableau affiches et s�quences du film � projeter mais des affichettes de solde. Personne parmi le groupe que nous formions, amis et coll�gues de travail des deux sexes, n'�tait � court d'argent. Pour cela, on avait opt� pour le truc de la �Tontine� syst�me de pr�t entre amis. Nous ne nous lasserons pas de faire louange � Dieu pour avoir profit� pleinement de cette p�riode faste qu'a connue la grande Alg�rie. Nos loisirs durant le week-end, jours f�ri�s et cong� annuel de d�tente si on n'allait pas faire un tour du c�t� de Palma de Mallorca ou dans les pays de l'Europe de l'Est avec la dynamique association de voyage Nedjma, cr��e par le regrett� Aek Cherradi, ou Londres, Amsterdam, Copenhague, Stockholm, pour retrouver nos charmantes amies avec lesquelles nous �changions une correspondance par l'entremise d'un organisme mondial de la jeunesse (I Y S), bas� � Turku en Finlande. L'inscription subordonn�e � un paiement annuel repr�sentant l'�quivalent de vingt dinars alg�riens, en coupon r�ponse, acquis librement et sans entraves aupr�s de tous les bureaux de poste. On �tait au courant de tout ce qui se passait dans le monde. On s'int�ressait tr�s peu � la politique. Notre dada s'articulait autour de la culture et des sports. A la page, rien qui ne traitait de la mode masculine, des arts toutes disciplines confondues, des inventions... nous �tait �tranger. Dans la chanson et la musique on connaissait sur le bout des doigts la biographie des groupes, leurs succ�s et leurs meilleures ventes. A ce jour, il nous arrive fr�quemment d'entendre �L'�t� indien� de Joe Dassin, sorti en 1975, qui nous rappelle notre vieil ami chroniqueur � la radio, le regrett� Abdellah Benikhlef, � chaque mi-temps d'un match, il nous la passait. Le cin�ma �tait notre premier hobby, surtout la Cin�math�que qui nous a fait d�couvrir tous les grands classiques, pour le souvenir nous conservons jalousement des tickets d'entr�e, le plus ancien date de 1969. Nos loisirs ne se limitaient pas � la seule p�riode de l'�t� et des repos hebdomadaires. On en profitait tout au long de l'ann�e. Alger, � cette �poque, se couchait tard et se r�veillait t�t. D�j� au travail quand arrivait la pause-d�jeuner (on n'�tait pas encore aux heures continues), on ne se foulait pas la cheville pour chercher un endroit o� on mange bon, bien et au moindre co�t. On avait l'embarras du choix. On retrouvait tous les coll�gues pour faire un bon gueuleton, ce n'est pas de l'exag�ration, pour une modique somme on se r�galait. - Un sandwich royal, steak, marin�e aux fines herbes, moutarde ou harissa, selon le go�t aux �5 avenues, rue Waisse ou la cantine de l'AS Mairie�, situ�e au sous-sol de la grande mairie, cantine sp�cialement con�ue pour les athl�tes du club qui s'entra�naient dans cette enceinte m�me. Si nos souvenirs sont bons, il y avait deux terrains un pour le hand et un pour le basket. Si le menu, riche, n��tait pas � notre go�t, on s'acheminait vers la cantine de notre cher �T�l�graphe� la Grande-Poste ou encore celle des cheminots, rue Hassiba-Ben-Bouali. A cette �poque, nos lieux de travail �taient concentr�s au centre-ville. Quand c'�tait jour de paie, alors l� c'�tait la grande fiesta : Mon Village, La Grenouille, Le Bosphore, La P�cherie, Les Cales s�ches. Quand on voulait revoir nos anciens camarades de classe, qui ont eu la chance d'aller � l'universit�, nous allions les retrouver chez �la M�re Mich�le�, tunnel des Facs. Nos loisirs commen�aient d�j� t�t le matin. Avant de prendre notre service, on faisait une halte au kiosque (Abadji). Un nes-nes et un croissant de chez la Parisienne pour avoir les id�es claires et entamer une journ�e de travail plein. A la sortie, � 17 h, quelle que soit la saison, on se retrouvait chez �Ali Tango, snack le Tafourah�, ou le Bristol chez les deux fr�res ou encore le Novelty, ou la Quat'z art, l'une des plus anciennes enseignes d'Alger. De toutes les mani�res, ces grands caf�s snacks avec : le Coq hardi- l'Universit� - Le Lotus - Le Bora-Bora - Le Tassili - Le Cyrnos - Le Monte- Carlo - Le National - La R�publique - Le Tahiti - Le Strasbourg - Le Romano, se valaient tous par le service, la propret� et la client�le. On se retrouvait aussi, g�n�ralement les weekends, apr�s une s�ance de cin�ma, surpatte ou un anniversaire, chez La Princi�re ou Fid�lia, les deux meilleurs salons de th� de la place d'Alger. On avait d�j� �voqu� les �surboum, les f�tes, les anniversaires�. On ne pouvait pas danser sans la musique et pour �couter de la musique, il fallait soit un orchestre ou un Teppaz et des disques Vynil. Les Beatles, les Rolling Stones, les Procol Harum, les Moody Blues, les Shadows, etc. on ne pouvait que les acqu�rir chez nos amis, les meilleurs de la place d'Alger : Krimo, �l'Usmiste� tunnel des Facult�s ou chez �Vincent� librairie des Beaux-Arts, bien que celui-ci �tait sp�cialis� dans le jazz band et le jazz rock. Tous les samedis soirs on se donnait rendezvous pour un d�ner dans de mythiques restaurants : Le Caracoya - La Colomba (de temps � autre, tr�s cher pour notre petite bourse avec El-Ba�our), Restaurant de France, Restaurant No�l, Restaurant Crampel, Chez Boutchitche. En �t�, c'�tait La Madrague : Sauveur - Le Grisbi- Ammi Tahar. Fortde- l'Eau : Christina - La Poste. Notre dancing pour jeunes et tr�s peu connu, Au Son des Guitares. Les meilleures glaces que nous avons d�gust�es de toute notre vie, ce sont celles servies par les salons : Le N�v�, rue Didouche-Mourad, et Le Mondial Milk, Belcourt. La pr�sentation, le parfum aux fruits naturels n'avaient rien � envier � celles des Hagen Daas et Carte Noire. Nos clubs, nous avions deux select et tr�s s�rieux : Le S. Club, Bd Ben Boula�d, Alger et Dares- Salam, La Madrague, anim�e alors par le regrett� artiste international Mustapha Anwar, tous les grands artistes de l'�poque se donnaient rendezvous. Nos meilleures salles de cin�ma que nous fr�quentions assid�ment restent sans conteste : l'Alg�ria (ex-Versailles), le Volontaire (ex-Vend�me), Khartouba (ex-le Roxy), El Hilal (Triomphe) - Echabab (le Casino), le Capri et le Studio Aletti. Bien que nous n'ayons pas eu la chance de continuer nos �tudes et aller � l'universit�, d�crocher en fin de cycle une licence ou un dipl�me d'�tudes sup�rieures, nous n'avons pas pour autant abandonn� notre passion de la lecture et de la d�couverte. Nous �tions des clients fid�les aupr�s de trois librairies : Les Beaux-arts, la Croix du Sud et L54. Le meilleur souvenir que nous conservons est sans aucun doute la journ�e du 23 septembre 1967 o� nous avions Bob, Achour et Aziz f�t� nos 20 ans dans la superbe villa de notre regrett� ami et fr�re El Hadj Lahmer. Une f�te sympathique entre amis anim�e par le fabuleux orchestre les Apollons. Nous avons dans� et ri aux �clats. Une journ�e formidable que nous ne sommes pas pr�s d'oublier. Le lendemain, c'�tait une vir�e sur Chr�a que notre charmante amie Nadia que nous avions surnomm�e �la blonde aux yeux kaki� avait prise en charge en guise de cadeau d'anniversaire. Un chalet, d�jeuner dansant anim� par Les Algers. Nous avions retrouv� notre ami Mahfoud qui avait form� ce groupe mythique, d'ailleurs c'est le premier orchestre pop, si le terme s'y pr�te, pour avoir balis� le chemin qui donnera naissance � d'autres groupes comme les Icosiums. S'il s'agit pour nous de mettre une �poque en face ou devant un miroir, et d'y faire se refl�ter personnages, �v�nements, rencontres, amiti�s, voyages, aventures ; bref, tout ce qui fait la vie quotidienne de cette �poque b�nie des saints, sans citer des symboles d'architecture et de merveille comme les grands magasins d'Etat qui faisaient le bonheur des familles, aurait �t� une omission gravissime. �Au Bon March�, rue Larbi-Ben-M'hidi, superbe magasin , en y entrant d�j�, une odeur agr�able, une sorte de m�lange parfait de fleurs odorantes vous monte aux narines. Les rayons tenus g�n�ralement par des jeunes filles, femmes, dans une tenue correcte, vous incitaient � l'achat. Dans la m�me enceinte mais une entr�e s�par�e, au dernier �tage se trouvait le magnifique et mythique �l'Alhambra�, rendez-vous des penseurs, cin�astes locaux et �trangers de passage � Alger dans le cadre d'un cycle qui leur est consacr� par la Cin�math�que du 26, rue Larbi-Ben-M'hidi �le club� des �crivains et des b�d�istes, comme le talentueux Slim pour peaufiner une nouvelle aventure de �Bouzid et Ze�na�. Ce lieu nous rappelle aussi notre regrett� camarade de classe et houma Terki Med, agent sp�cial, charg� de la s�curit�. Les Galeries Alg�riennes (ex-Galeries de France). Quand on entrait � l'int�rieur, on avait comme l'impression d'�tre aux Galeries Lafayette, mais en plus petit. Tout �tait parfait � l'instar des grands magasins europ�ens. On y trouvait de tout. Une visite suffisait pour vous combler d'une aura de bonheur. Pour dire, on �tait bien dans notre peau. Heureux et sans souci dans cet Alger qui brillait de mille feux. Les �trangers de toute nationalit� : hommes d'affaires, politiques, artistes, touristes ne manquaient pas de faire escale dans cette capitale, connue des cinq continents L'ennui, c'�tait quelque chose d'�trange pour nous. Nous n'avions jamais ressenti du n�ant dans notre existence. La culture �tait partout, m�me soi, � l'usine ou au bureau, bien avant l'av�nement du marketing (cette science des affairistes), on savait d�j� ce que c'�tait la �culture d'entreprise�. Malheureusement, cette culture saine dans laquelle nous baignions, quelques ann�es plus tard fera l'objet d'une destruction massive jusqu'� en perdre nos rep�res. Trag�die qui nous renvoie � S. Freud dans son c�l�bre ouvrage Malaise dans la civilisation o� il s'interroge sur la culture et ne peut s'emp�cher d'�tre pessimiste. Les hommes, constate-t-il, ne supportent pas longtemps la civilisation. Il leur prend � la longue le d�sir de la d�truire. C'est ce qui nous est arriv� 45 ans apr�s. Achour Soudani. Bob. Med (Belcourt)