[email protected] Comme leurs frères de combat en Egypte, les islamistes marocains excellent dans l'art de pratiquer la politique de l'autruche. Introduits dans l'antichambre du Makhzen par leurs frères saoudiens, ils ne savent plus quoi faire de leur proximité avec le roi Mohamed VI. Aziz Hlaoua, un jeune doctorant marocain au Centre Jacques Berque de Rabat, vient de passer au crible des articles de journaux d'obédience islamiste portant sur le thème de la «lutte contre la corruption». Il conclut à «un glissement de sens du mot "corruption" dû au changement intentionnel de sa référence »(*). Il s'opère un transfert sémantique du domaine politique vers le domaine privé : «Au lieu d'insister sur la corruption institutionnelle, ces journaux mettent l'accent sur les vices personnels (al-fahchâ) tels que fumer le narguilé ou boire une boisson alcoolisée. La lutte contre la "corruption" au sens de débauche doit donc être menée, selon eux, au niveau de la société civile. C'est ce qui explique la prolifération, depuis l'arrivée des islamistes au pouvoir, de ce qu'on appelle désormais les "milices des mœurs"». Chez nous aussi, dans les milieux islamistes, le pot-de-vin est traduit «takrimia», au sens de simple «gratification» qui semble séduire à proportion qu'elle agace ; la corruption trouvant sa traduction dans l'expression de «fassad» avec une connotation beaucoup plus moralisante et criminelle. Au-delà du discours, l'avènement des islamistes dits «modérés» du PJD marocain aux commandes locales (attentivement observé par Hlaoua dans les localités de Aïn Leuh, Kénitra, Témara, Sidi Kasem, Martil, et ailleurs) a «déjà bouleversé la vie de citoyens ordinaires ». Son témoignage de terrain est poignant : «Un jour du mois d'octobre 2012, nous sommes allés visiter le village d'Aïn Leuh. Un petit village suspendu à flanc de montagne dans lequel des maisons anciennes de style simple et montagnard, construites en pierres et plafonnées de troncs d'arbres, y côtoient de récentes constructions en béton armé. Les quartiers sont composés d'un dédale de ruelles escarpées aux portes souvent ouvertes desquelles se dégage une forte odeur de moisi. Ces ruelles étaient vides, donnant l'impression que les habitants avaient abandonné le village pour une raison mystérieuse. On voit passer de temps en temps quelques ânes chargés de bois de chauffage, essentiellement de vieux troncs de chêne. La charge d'un âne coûte environ 45 dirhams, selon un bûcheron, qui ajoute : "Je passe toute la matinée et une partie de l'après-midi sans rien manger pour charger mes bêtes, et on me demande encore de baisser le prix !"». Lors de ses déplacements dans le village, désormais désert, le jeune chercheur est soumis à l'étroite surveillance des membres d'une étrange structure qui ne figure nulle part dans l'édifice institutionnel légal du royaume : le Comité de lutte contre la débauche (CLCD). Cette structure est, contrairement à sa dénomination, un ramassis de voyous, fraîchement et sommairement convertis au salafisme. Ils iront jusqu'à contrôler l'identité du chercheur en des termes peu amènes qui témoignent de leur niveau d'instruction. Leur propos est vulgaire : «Je suis membre du comité de surveillance, que la religion de ta mère soit maudite, allez, dégagez d'ici maintenant.» Le contrôle d'identité tourne au passage à tabac. La victime entreprend de déposer plainte auprès de la gendarmerie du village et de mener en même temps une investigation sur l'activité de ce comité islamiste de lutte contre la débauche, «qui prend l'allure d'un phénomène de société bien plus que d'un fait divers». A la gendarmerie, «un long rituel de supplication doublé d'intimidation est mis en place» dans le but de dissuader le jeune chercheur de maintenir sa plainte. «Pour les gendarmes, la plainte que nous voulons déposer risque de porter atteinte à la réputation du comité et de saper les efforts déployés pour nettoyer le village de la prostitution et du trafic de drogue. Dans leur discours de supplication, ils invoquent les versets coraniques et les hadiths qui tournent autour de la thématique du pardon : «Notre Prophète a toujours été indulgent, même envers ses ennemis les plus acharnés que sont les juifs. Alors que toi, tu refuses de pardonner à un musulman comme toi.» En juillet 2012, des membres de l'Association marocaine des droits de l'Homme qui avaient organisé un camp de vacances au profit d'adolescents de la ville de Meknès dans la même localité s'exposèrent aux foudres du même CLCD. Ils furent accusés d'athéisme et menacés de viol. Les exactions des comités ont suscité un débat local entre pro-milice et anti-milice jusqu'au Parlement, et au-delà(**). La fuite en avant des islamistes institutionnels – qui finissent par se faire rattraper au bilan de leur gestion — n'a pas échappé à l'éditorialiste de Maroc Hebdo : «La politique est bizarre en ceci qu'elle n'est qu'un boomerang qui finit toujours par revenir dans la gueule de ceux qui l'ont lancé. Voilà un PJD qui a raflé la mise et qui va se trouver obligé de nettoyer le goguenot du pouvoir avec les papiers de ses plans antisociaux tels que la nécessaire décompensation ou l'obligée réforme des retraites avant de sombrer dans la désaffection et le désamour de ceux-là mêmes qui l'ont portée au sommet» (n°1017, 22-28 mars 2013). Le mensonge et la ruse ne durent qu'un temps. Certes, «l'un des comportements que l'on retrouve chez quasiment tous les humains est que, plus souvent que nous ne voulons l'admettre, nous mentons. Certains mensonges «ont permis de maintenir la cohésion au sein de groupes sociaux pendant des siècles et sont devenus des mythes fondateurs ». C'est la raison pour laquelle «de très nombreux travaux d'imagerie cérébrale fonctionnelle essayent d'identifier les bases neurologiques du mensonge, et les techniques permettant de tromper les détecteurs (mécaniques et humains). L'armée, les services secrets et l'intelligence économique sont parmi les secteurs les plus intéressés. Peut-être que le monde politique devrait lui aussi s'y intéresser !»(***). Les islamistes semblent avoir jeté leur dévolu sur la question du mensonge. Il reste à connaître la meilleure manière d'en sortir. Ni les islamistes marocains, ni leurs soutiens, ne semblent en mesure de le faire. Des voix y compris royales projettent le chaos à plus ou moins brève échéance. Moulay Hicham, cousin de Mohamed VI, surnommé le Prince rouge, souligne dans une interview à l'Express : «La sacralité n'est pas compatible avec la démocratie.» Il parlait du caractère sacré de la personne du roi. Plus récemment, dans un article publié par la revue française Pouvoirs, dirigée par Olivier Duhamel, il prédit pour le 8 février 2018 une «Révolte du cumin» qui abolirait les privilèges de la monarchie, le système absolutiste du Makhzen. Selon ses prévisions, Al Adl Wa Ihsan remportera les élections et gouvernera le Maroc. Une véritable descente aux enfers se profilerait à cet horizon proche. L'ultra-islamisme qu'enfantera le PJD (associé à l'ultra-gauchisme) attend son heure. A. B. (*) Aziz Hlaoua, Islamisme modéré ou politique de l'oxymore ? Centre Jacques Berque, Rabat. htt://www.cjb.ma (**) Villagers in Morocco Drive Out Prostitutes New York Times, 29 octobre 2012 (***) Olivier Oullier, Dans le cerveau des menteurs, Les Echos, 15 avril 2013.