Par Ammar Belhimer [email protected] La nature a horreur du vide. Aujourd'hui que le chat soviétique n'est plus là, les souris du néocapitalisme sont à leur aise. Et elles s'en donnent à cœur joie, sans contre-modèle, ni contrepoids, ni adversité. Une de leurs priorités : la renégociation des pactes économiques et sociaux négociés à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. «Les assauts du FMI contre les négociations collectives sont une posture idéologique sans fondement économique», estime la Confédération syndicale internationale (CSI) dans son dernier rapport «Nouveaux fronts», daté d'avril dernier. Cinq ans après le début de la crise financière des sub-primes, les économies capitalistes développées n'arrivent toujours pas à sortir de la récession. Le dispositif de riposte mis en place, tenant principalement à une politique de rigueur, est un échec. La rigueur, avec sa cohorte de restrictions, a mené à «des taux extrêmement élevés de chômage, des inégalités croissantes, la marginalisation de toute une génération de jeunes, et le désespoir d'un secteur informel en plein essor, où les règles ne s'appliquent tout simplement pas». Les conséquences de la crise se font également sentir sur le terrain de la gouvernance et du droit du travail notamment. Le rapport de la CSI, «Nouveaux Fronts», d'avril 2013 analyse les efforts du Fonds monétaire international (FMI) pour miner le droit de la négociation collective, avec le soutien d'autres institutions, comme la Commission européenne et la Banque centrale européenne; ils constituent à eux trois la «Troïka». «Le FMI prétend n'avoir aucune expertise reconnue en matière de marché du travail ; il n'en dispose pas moins d'un kit "clef-en-main" fait de conditionnalités, recommandations et principes directeurs, qui, tous, affaiblissent la négociation collective, les syndicats et le dialogue social», déplore la CSI. Ainsi, le droit de négociation collective, droit fondamental reconnu par l'OIT et pierre angulaire des relations entre salarié et employeur, est carrément menacé de nos jours. On s'attendait à ce que le système réhabilite la régulation ; il semble renouer avec la dérégulation avec pour maître-mot la relance des exportations par la baisse des coûts, et donc des salaires. Or, rappelle la CSI, «les décideurs semblent oublier que les pays ne peuvent pas tous avoir un excédent commercial ou une croissance axée sur les exportations ». En effet, «de nombreux économistes qui ont travaillé sur l'impact macroéconomique des différents régimes de négociation collective avaient une perspective très étroite : seule les intéressait la retenue salariale, censée faire baisser le chômage. Ils ne s'intéressaient pas au rôle potentiel des augmentations de salaires pour stimuler la demande globale et les changements structurels, et permettre aux syndicats de jouer un rôle plus constructif dans la gestion des économies. Ces considérations sont particulièrement opportunes aujourd'hui, alors que la grande majorité des économies développées sont en récession, ou bien croissent très lentement. Dans de telles circonstances, la dévaluation interne et la croissance axée sur l'exportation ne sauraient constituer une solution viable pour tous». Le rapport établit que rien de probant ne permet d'affirmer que les pays avec de faibles droits de négociation collective, et où les employeurs décident unilatéralement des salaires, aient des résultants économiques brillants : ils ne témoignent pas d'une croissance plus forte, d'un chômage moins élevé ou de meilleurs résultats d'exportation que d'autres pays. Dans l'ensemble, l'analyse économique qui sous-tend ces changements est jugée «à un niveau très élémentaire d'analyse des marchés du travail». Les économistes de ces institutions sont soupçonnés, non sans raisons, de prendre «des décisions fondées sur des résultats issus de présupposés simplistes, hâtivement entrés dans des modèles mathématiques complexes». Le reproche est appuyé par le constat suivant : «Ils ne se rendent pas sur les lieux de travail pour voir la réalité sur le terrain ; ils n'ont aucune expérience des régimes de négociation collective.» En bout de course, la Troïka et ses porte-voix ont pour objectif central «de tailler dans le vif du coût du travail, en substituant aux régimes inter-entreprises, industriels ou nationaux, de négociation collective, des négociations au cas par cas, à l'échelle de l'entreprise – voire pas de négociation collective du tout». Moins les travailleurs sont nombreux, moins ils sont organisés et plus ils sont malléables et corvéables. Et ce passage d'accords sectoriels à des accords d'entreprise est «singulièrement douloureux dans les pays marqués par une très grande proportion de petites entreprises». Ces pays reposent sur des économies qui ne sont pas composées d'usines de production de grande taille, mais plutôt d'une multitude de petites entreprises. Les négociations d'entreprise ainsi favorisées ont pour particularité d'alimenter une concurrence néfaste sur le coût du travail. Elles incitent les employeurs à adopter des pratiques antisyndicales et à se dégager des conventions collectives. Des syndicats maisons complices prennent le relais de structures représentatives et combatives : «Dans certains pays, il est courant de promouvoir des "agents" syndicaux non responsables devant les travailleurs, qui prennent le relais des négociations pour le compte des salariés. Dans d'autres pays, la protection légale des syndicats est affaiblie, et le critère de "représentativité" des associations syndicales ou patronales est déterminé par des personnes travaillant pour les institutions internationales. Ces comportements affectent lourdement la représentativité d'ensemble des institutions, qui se trouvent ainsi décrédibilisées, et favorisent la montée en puissance de mouvements d'extrême droite. Un sondage mondial réalisé par la CSI en 2012 montre que moins de 13% de la population mondiale pense avoir une influence sur les décisions économiques de gouvernements élus démocratiquement. Au-delà des conséquences politiques induites par un affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés, de récents travaux établissent par ailleurs que le mécanisme de transmission entre la synchronisation des négociations et la baisse du chômage passe par la promotion de la productivité plutôt que par un délai dans la hausse des salaires. Il n'est également pas exclu que les pays où les négociations collectives sont fortement synchronisées soient les mieux préparés à affronter des chocs économiques défavorables par rapport à d'autres. «Les régimes sectoriels de négociation collective et les mécanismes d'extension doivent être favorisés ; et les protections légales pour les activités syndicales doivent être renforcées. Ce n'est qu'à ce prix que la confiance pourra renaître», conclut la CSI.