Les moniteurs des écoles isolées souffraient le plus de ces aléas car livrés à l'inconnu des programmes et de la gestion administrative des écoles. La plupart avaient également en charge la direction de leurs écoles et la gestion de la cantine. Il se rappelle, les larmes aux yeux, comment ceux de sa génération, qui avaient alors pour la plupart le niveau de cours moyen et avaient en charge les classes d'examen, c'est-à-dire d'élèves ayant le même niveau, étaient contraints de refaire tout le cheminement de la leçon et de la résolution d'exercices et problèmes complexes pour les présenter le lendemain devant eux. La solidarité entre enseignants était alors de rigueur, se rappelle Mohand Tahar. Les baraquements de fortune qui servaient de salles de classes, glaciales en hiver et de hauts fourneaux en été, étaient injoignables en hiver à cause de la neige et des crues des rivières. Beaucoup, comme lui, se rendaient à leurs établissements respectifs à pied, d'autres à dos de mulet ou, pour les plus chanceux, en mobylette avec des crevaisons à répétition sur les routes caillouteuses et ces bougies qui n'arrêtaient pas de noyer. Un enseignant motocycliste se rappelle combien il redoutait ces attaques de meutes de chiens qui le mordaient aux jarrets durant ses allers-retours par piste. A l'époque, raconte Mohand Tahar, ceux de sa génération balayaient eux-mêmes leurs classes, allumaient les poêles avec du bois rapporté par les élèves. Ils étaient directeurs d'école, gestionnaires de la cantine, agents d'entretien, écrivains publics et même aide-soignants. Ce qu'il ne dira pas, par modestie, c'est comment il a réussi à gravir les échelons, lui qui a été chargé de lancer le premier collège de la région dont il assura la direction et le poste de professeur de français à son ouverture. C'était en 1968, soit cinq ans après son recrutement ! Ce qu'il ne dira pas aussi, ce sont les sacrifices qu'il consentait pour acheter livres et magazines comme Jeune Afriquedont les piles d'exemplaires servaient de papier emballage à son épicier de père. Cette promotion vertigineuse étonna même ses supérieurs hiérarchiques et l'académie de Tizi- Ouzou qui le nommeront par la suite surveillant général du lycée Chihani-Bachir d'Azazga. En 1972, il est admis à l'Ecole normale de Bouzaréah pour être affecté une année après au CEM Ibn Khaldoun de Bouira en qualité de professeur d'enseignement moyen (PEM). Ce qui était considéré comme une ascension. Il y passera cinq belles années sanctionnées par les éloges de ses supérieurs, comme l'atteste cette fulgurante appréciation du 3 avril 1977 signée par son inspecteur et dont se souvient encore ce dévoué de l'éducation : «Le travail de M. Aliane inspire confiance. L'examen des différents documents le prouve amplement. De l'aisance, du savoir-faire et des résultats. Félicitations. » Mohand Tahar qui ne manquait pas d'ambitions sera nommé une année plus tard DEEM stagiaire, c'est-à-dire Directeur stagiaire du collège de Aïn Bessem à 20 km de Bouira. Non sans appréhensions, le collège en question étant précédé d'une réputation d'établissement difficile à gérer d'autant que son prédécesseur venait d'être sanctionné pour incompétence et reversé dans son corps d'origine. Moult anecdotes sur la façon dont gérait M. Aliane son établissement lui vaudront la confiance et la sympathie de ses responsables hiérarchiques, comme cette histoire de fourgon qu'on voulait affecter vers un autre établissement plus huppé. De son passage dans cette belle ville, il retiendra l'hospitalité des gens, et surtout cette belle amitié avec son collègue Abdelhamid Bouzid, son conseiller et confident. Comme il n'oubliera pas son autre collègue Mohand Arezki Dahmani, le responsable du 3e collège de Aïn Bessem promu plus tard inspecteur général d'administration. Modeste, M. Aliane met en avant la rigueur et la compétence de ses deux collègues qu'il dit mériter la reconnaissance de la nation, omettant au passage de dire que cette distinction honorifique mériterait d'être décernée à bon nombre d'enseignants de sa génération au vu des services rendus à l'éducation nationale. Mohand Tahar trouvera aberrant aussi que notre pays ne dispensait pas de palmes académiques. Ce qui est faux, puisque ces distinctions existaient bel et bien mais elles étaient décernées à titre sélectif et au préjudice de ceux qui les méritaient vraiment. Son départ de Aïn Bessem à destination de Fréha se fera de manière loufoque. Le mouhafedh de l'époque, chargé protocolairement d'assister à la passation de consignes, demandera à l'assistance ébahie qui est le partant et qui est le directeur rentrant, car, de par sa discrétion, M. Aliane faisait plus parler son travail que sa personne. Anecdotique fut aussi cette phrase de l'inspecteur général venu le titulariser à Fréha en 1980, au bout de 30 mn seulement d'inspection de son travail : «Cet établissement est trop petit pour vous.» Quelque temps après, le directeur de l'éducation le reçoit avec quatre de ses collègues pour leur demander les motivations derrière leur préférence pour la wilaya de Tizi- Ouzou. Tous se sont versés en éloges sur la wilaya présentée comme le paradis de l'éducation, sauf lui. Le DE l'apostropha et lui dit : «Et vous, qu'avez-vous à dire ?» Et à Mohand Tahar de répondre «Je ne suis pas en mesure de donner mes impressions sur cette wilaya que je connais depuis une journée seulement !» Cette réaction n'était pas du goût du DE qui gronda son fonctionnaire avant d'en reconnaître la franchise et le franc-parler. En mai 2001, il part à la retraite non sans regret estimant qu'il pouvait encore être utile à l'éducation nationale. Quelques jours après, il fait une rencontre providentielle avec un inspecteur à la retraite, M. Gasmi, qui administre une école privée à Tizi-Ouzou. Il lui demande alors s'il voudrait bien intégrer l'équipe pédagogique de l'établissement. Ce qui fut fait un mois plus tard, et voilà de nouveau notre sympathique enseignant engagé dans une nouvelle aventure éducative et humaine qui ne s'arrêtera que lorsqu'il n'en pouvait plus. Aujourd'hui, il compte cinquante et un ans de bons et loyaux services. Avant de clôturer son fabuleux récit et sa formidable épopée pédagogique, il ne manquera pas de parler de ses anciens élèves. Reconnaissants, ils l'accostent pour lui dire toute leur gratitude, parfois en des termes émouvants, comme ce témoignage d'un élève démuni qui faisait l'école buissonnière parce qu'il n'avait pas de cahiers ni stylos : «Vous m'avez amené au bureau et remis toutes les affaires nécessaires pour l'année scolaire. Et depuis, je ne me suis plus absenté et j'ai réussi grâce à vous ma scolarité. » Essuyant discrètement une larme, l'inusable enseignant esquisse alors un sourire ineffable. Le sourire des gens ayant la conscience tranquille.