Par Salem Hammoum 1re partie Qui se souvient de ces enseignants recrutés dans l'urgence par le ministère de l'Education nationale après l'indépendance pour combler le vide laissé dans les écoles après le départ massif des instituteurs coloniaux ? Mohand Tahar en est l'exemple vivant. Ces enseignants, sans titre ni diplôme et sans aucune qualification, en guenilles et chaussures de caoutchouc, n'avaient que leur volonté et leur passion pour accomplir une mission nécessitant des études universitaires et des connaissances approfondies en pédagogie et en psychologie de l'enfant. On les appelait moniteurs ou enseignants sans diplôme classés au plus bas de la hiérarchie professionnelle. Durant des années, ils recevront un courrier menaçant de leur hiérarchie, leur rappelant que leur recrutement était à titre précaire et révocable, ajoutant à leur stress quotidien. Et ce sont justement ces moniteurs qui ont sauvé l'Algérie indépendante en étant derrière l'émergence des élites nationales qui ont repris le flambeau du développement du pays livré au chaos par ses occupants. Mohand Tahar Aliane est la parfaite illustration de ces laissés-pour-compte de l'éducation, dont la plupart sont décédés, traînent des séquelles psychologiques ou survivent grâce à l'aumône qui leur sert de retraite aujourd'hui. Combien ont payé de leur santé mentale une dure et stressante carrière, finissant dans les asiles et les hôpitaux psychiatriques. Bien des années après leur sortie à la retraite, leurs nuits sont hantées de cauchemars. Et si certains ont brûlé les étapes en terminant leur carrière comme cadres supérieurs de l'éducation, c'est un miracle s'ils sont sortis indemnes de cette périlleuse aventure professionnelle. Chaque enseignant de cette génération de sacrifiés porte en lui toute une histoire qui s'écrit à l'encre indélébile de la sueur et des angoisses nées de ces interminables nuits passées à préparer les leçons dans le froid et à la lumière d'une récalcitrante lampe à pétrole, sans aucun support pédagogique ni orientation. Pire est la situation des enseignants des circonscriptions rurales. Ils faisaient, comme Mohand Tahar, des kilomètres à pied juste pour consulter un collègue plus aguerri sur la manière de conduire une leçon. Ce qui ne les prémunissait pas des foudres et des humiliations de conseillers pédagogiques et d'inspecteurs zélés qui, incapables de leur transmettre le savoir-faire pédagogique, déchargeaient leur ire sur ces enseignants qui n'ont pas été préparés à une tâche relevant de compétences dépassant leurs aptitudes, ce qui a contraint nombre d'entre eux à arrêter ce métier. Et si certains ont réussi une carrière fulgurante, beaucoup sont restés à la case départ, ne devant leur promotion au grade supérieur qu'à cette salutaire circulaire du ministre de l'époque qui leur épargna le sinueux chemin des examens professionnels traditionnels. Comme un élève studieux planchant sur sa rédaction, Mohand Tahar Aliane revient sur ce que fut son parcours dans l'enseignement depuis sa première affectation le 7 janvier 1963 signée M. Allayranges, inspecteur d'académie de Tizi-Ouzou, alors qu'il avait à peine 22 ans. Il rejoindra l'école d'Ahrik avec comme collègue arabisant le défunt Sadou Ramdane. Comment faire ? Comment s'y prendre pour conduire et réussir ses leçons devant des élèves assoiffés d'instruction et de savoir ? Livrés aux écoles sans formation, ces enseignants n'avaient aucune fiche-type ou guide pour conduire leurs leçons. Quant à la pédagogie et son corollaire la psychopédagogie, c'était une utopie. Ce n'est que plus tard que l'Institut pédagogique national (IPN) est venu imposer des fiches-modèles d'une qualité pédagogique et méthodologique douteuse mais qui aidèrent un tant soit peu ces enseignants exerçant sur des pitons rocheux. Premier enseignant à arborer le tablier d'instituteur francisant dans cette école après l'indépendance, Mohand Tahar Aliane se fiera à sa seule volonté et à sa soif d'apprendre pour réussir ses leçons, car le concept de préparation de la classe était inconnu pour ceux de sa génération au tout début de leur carrière. Comment a-t-il atterri dans l'enseignement ? Il venait de passer le concours de recrutement de moniteurs francisants quand il avait accompagné un cousin qui rendait une visite de courtoisie au colonel Mohand Oulhadj, ami de la famille. Fraîchement rentré du maquis en juillet 1962, le colonel, qui se souciait du devenir du pays, l'a encouragé à embrasser cette carrière tout comme beaucoup de jeunes de son âge, comme il exhorta les instituteurs français qui avaient fait leurs preuves à rester, en respectant l'éthique éducative et en ne faisant pas le jeu de l'administration et son projet colonial. Ceux de sa génération avaient la chance d'avoir comme conseiller pédagogique un certain Galland Jean Jacques qui avait beaucoup donné à l'école algérienne en contribuant à la formation de cette génération d'enseignants dans la circonscription d'Azazga et Bouzeguene. C'était lui qui lui avait appris les rudiments de la pédagogie, comment élaborer un programme, une organisation pédagogique, un emploi du temps et comment tenir une fiche de préparation. Pour l'anecdote, il y a de cela sept ans, le défunt M. Galland a repris contact avec les enseignants de Bouzeguene par le biais de notre journal qu'il lisait sur le Net. Dans sa lettre, il disait ceci : «J'ai exercé en qualité de conseiller pédagogique dans la circonscription de Bouzeguene après l'indépendance de votre pays. Auriez-vous l'obligeance de me mettre en contact avec des enseignants de cette région où j'ai gardé de bons souvenirs ?» Ce que nous fîmes au grand bonheur du vieux conseiller pédagogique qui renoua ainsi avec quelques anciens enseignants qu'il avait formés. Et Mohand Tahar avait réalisé un bon travail à Ahrik, tout comme Alliche Arezki à Sahel, Mobarek Ahmed à Djemaâ Saharidj et bien d'autres de leurs collègues un peu partout en Kabylie. L'un de ses anciens élèves, Brahmi Youcef, devenu plus tard instit et qui termina sa carrière comme inspecteur primaire, ne trouva pas les mots pour qualifier son ancien enseignant. Et à M. Aliane d'évoquer ces formations basiques dispensées chaque semaine à Azazga, les journées pédagogiques mensuelles et les chantiers d'été organisés durant les vacances au lycée technique de Dellys. Des formations accélérées qui s'ajoutaient aux 30 heures d'enseignement hebdomadaire qui ne laissaient aucun répit à ces enseignants qui passaient des nuits blanches pour se mettre à niveau et préparer leurs fiches. Les maths, se rappelle Mohand Tahar, étaient la bête noire de ces enseignants qui n'en avaient jamais fait de leur vie. Les techniques d'expression écrite, la concordance des temps et l'orthographe les effrayaient aussi. On leur demandait des résultats au- dessus de leurs possibilités. Suprême aberration : il se rappelle ce rapport d'inspection, alors qu'il n'avait pas bouclé une année de travail, qu'il devait recopier et renvoyer à son inspecteur. Ce dernier le lui renvoya de nouveau au motif qu'il était truffé de fautes d'orthographe. Une aubaine pour cet enseignant qui se servit de l'incident pour devenir en un temps record un instituteur compétent et un éducateur exemplaire.