Par Youcef Merahi A la bibliothèque de l'ENA où j'étais élève dans les années soixante-dix, j'avais commandé, auprès du préposé, au demeurant très gentil, un Dalloz pour un exposé, je crois, et l'ouvrage d'Yves Courrière, «La guerre d'Algérie». Je me rappelle avoir été drôlement étonné de trouver dans le listing cet auteur et d'autres. Je jubilais à l'idée de lire ce livre qui se passait sous le manteau. Après un moment d'attente, le préposé, toujours gentiment, un sourire fugace, me tend le Dalloz, mais pas le Courrière. Naturellement, je me suis inquiété auprès de lui. Pour unique réponse, je n'ai eu que deux mains levées au niveau de sa poitrine pour me signifier son impuissance, son malaise et sa gêne. Je voulais insister, demander des explications et tenter de comprendre. Peine perdue, il n'y avait rien à comprendre. Motus et bouche cousue ! J'ai «dallozé» à souhait. Je me suis rempli le cerveau de théories, mais aussi de pratiques. L'Ecole m'avait ouvert une porte sur le monde. Tout en «dallozant», je me suis procuré deux volumes du fameux Courrière. J'oubliais de dire que c'était une photocopie bouffée par le temps, la manipulation et l'avidité du regard. Je voulais toujours savoir le motif d'interdire, à l'époque, un tel ouvrage. Bien sûr, j'ai eu la réponse, comme tout le monde, mes condisciples et les autres, même un de mes professeurs, aujourd'hui grand ponte d'un FLN désarticulé, qui disait haut et fort que l'ENA était un temple du savoir. Ce jour-là, il avait tourné en ridicule la formulation du «redressement révolutionnaire» chère à Boumediène, en lui accolant la clé scientifique du «coup d'Etat». Heureux l'énarque qui pouvait exhiber un ouvrage interdit, un supplément d'une revue française sur l'Algérie (comme le Monde Diplomatique, par exemple) ou une simple photocopie du livre «Dossier spécial sur l'Algérie» ! Inextinguible cette soif qui nous tenaillait en ces temps où le Dalloz était notre boussole et notre sésame ! Nous étions frustrés, totalement. A telle enseigne qu'un «journal», en fait une feuille de machine à écrire, faisait le tour des chambres de la «Maison de l'ENA» et à chacun de livrer ses émotions du moment. Tenez-vous bien, il portait comme nom «L'énarque frustré». Certains fustigeaient la matière qu'il détestait (Ah, ce droit administratif !), d'autres déliraient tout simplement. Je me rappelle comme si cela datait d'hier, d'une annonce classée de notre canard boiteux : «Echange mon camarade de chambre contre une bouteille de vin». Je ne sais pas s'il a eu des propositions, le bougre. Toutefois, j'ai pu lire «Un Algérien nommé Boumediène» qui m'a laissé sur ma faim. Il n'avait rien de sensationnel. Le fait de l'interdire a été une pub qui l'a placé sur orbite. Et je lisais régulièrement «L'énarque frustré», à la parution irrégulière, qui était pour beaucoup notre «Canard enchaîné». Je voulais parler dans cette chronique de l'Histoire (avec un H, majuscule), je me retrouve à dévider l'écheveau de ma mémoire et dire des histoires (avec un h, minuscule). Ce drame, ou cette déroute, ne m'est pas personnel. C'est le drame de l'Algérie qui a mis une chape de plomb (et qui a commis l'article 120) sur son Histoire, de l'Antiquité à nos jours. Tout était contrôlé, orienté, passé sous la loupe du censeur et fermé. «Même les issues de secours sont fermées», disait le poète en ce temps-là. Du reste, nos rapports avec l'Histoire ne sont pas encore apaisés, même si depuis la grande blessure d'Octobre 88, les cadenas ont été cassés et les forteresses ébranlées. Qu'y a-t-il dans les programmes scolaires liés à l'histoire ? Parle-t-on de la «bleuite», de l'assassinat d'Abane, de la mort d'Amirouche et de Haouès ? De la Kahina ? De Cheikh Aheddad ? De Koceïla ? De la guerre d'Algérie ? De l'Histoire, l'Algérie a tiré des histoires pour que la vérité (historique) reste la vérité officielle et que se perpétue le système qui, depuis 62, est passé d'un coup d'Etat à un autre, d'une cooptation à l'autre, voire d'un plébiscite à un autre. Nos urnes ont été transparentes pour mieux cacher la fraude. Mais voilà, l'Algérien a pris conscience et bravé la peur pour dire l'Histoire, celle qu'il a vécue et la proposer à ses concitoyens pour qu'ils soient informés de la réalité crue. Ainsi, des moudjahidine ont écrit «leur» guerre et dit leurs souffrances. Leur part de vérité. Et puis cela soulève un débat profitable au pays. Je ne vise pas les spécialistes qui ont investi le champ de la recherche historique. Je vise ceux et celles qui ont trituré leur mémoire pour nous offrir l'histoire à son niveau individuel. Aux historiens de prendre ces matériaux épars et de dire l'Histoire qui doit être la nôtre ! Ainsi, Louisette Ighil-Ahriz a affronté l'horreur coloniale et, des années après, l'écrire pour que la torture soit mise au ban de la société. Rappelons-nous d'Octobre ! Je cite pour les besoins de la chronique des noms et des titres pour illustrer mon propos. Sans a priori, je suppose. Je laisse ma mémoire me guider. J'ai lu ces ouvrages et j'en ai retiré «la substantifique moelle » pour oublier, justement, la frustration de mes années d'énarque. Ah, je vous prie de me croire que je me suis rattrapé sur ces ouvrages, hier interdits. Y en a-t-il encore aujourd'hui ? La lettre de Boualem Sansal a-t-elle été interdite ? Pas que je sache. Cet ouvrage a mis du temps à être disponible pour son public naturel. Tout comme les livres de Mohamed Sifaoui. Je ne parle pas de qualité, ici. Mais chacun y trouvera son compte. Et sa vérité. Son dernier ouvrage sur la saga da la famille Merah, de Toulouse, est intéressant à plus d'un titre. Récemment, un militant d'Oran, Mohamed Benaboura a édité deux ouvrages sur la tragédie OAS, à Oran, juste avant l'Indépendance, dans lequel il retrace la résistance oranaise devant la barbarie de «la main rouge». Comme il a retracé son parcours de résistant, comme témoignage d'un vécu historique. Il y a plein d'enseignement à tirer pour l'écriture de l'Histoire. Que l'on se rappelle de la polémique soulevée par le livre de Saïd Sadi sur la mort d'Amirouche ! On saura bien un jour, lorsque les archives françaises seront ouvertes, l'exacte vérité sur la mort des deux colonels. Il faudra bien ! Je peux encore donner des exemples de cette mémoire individuelle qui se laisse porter par le témoignage. Salah Mekacher, Mohand Akli Benyounes, Abdelmadjid Azzi, Hamou Amirouche, Djoudi Attoumi, Aït-Mehdi Mohamed Amokrane, Mohamed Freha. Et d'autres. L'Algérien se pose encore des questions sur son Histoire. Il a le droit de le faire. Et de savoir. Le rôle des 22 ? Le MNA ? La crise de 1949 ? La mort d'Abane ? De Khider ? De Krim ? Les événements du 8 Mai 45 ? Le maquis FFS ? La mort de Medeghri ? La liste est longue. Il s'agit d'Histoire, de notre Histoire. Chadli Bendjedid a livré ses mémoires, même si le volume 2 se fait désirer. Liamine Zeroual pourrait faire de même. Ainsi que tous les responsables qui ont eu à gérer des moments de crise majeure dans notre pays. Les cachoteries historiques ont fait du mal à l'Algérie, hier et aujourd'hui. Les cachotiers aussi. La leçon doit être apprise, désormais. Ou resterons-nous toujours les mauvais élèves d'une Histoire, la nôtre, bien sûr, qui reste à écrire, par pédagogie sociale, pour que cesse la schizophrénie algérienne..