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C'est ma vie
Publié dans Le Soir d'Algérie le 24 - 08 - 2013


«Je veux tout savoir sur mon passé»
Par Salem Hammoum
«Papillon deux ailes, papillons deux ailes.» Malin ce pédagogue qui a inventé ces petits poèmes chantés pour fixer, grâce à la magie de la prosodie, la langue dominante dans la tête des petits indigènes.
Ces fragments de comptine emportés par la brise un jour de canicule à Akbou, peu avant l'indépendance, retentissent encore, cinquante ans après, dans les oreilles du bambin que fut ce septuagénaire charmé par les ruelles ombragées de la ville.
A la traîne de la petite fratrie ployant sous le poids des bagages. Il avançait péniblement sur une piste poussiéreuse derrière le père, le cou écrasé par un sac de provisions, le front perlant de sueur, le père exhortait ses enfants avançant en file indienne à faire un dernier effort pour ne pas rater le vieux bus en partance pour l'Est. C'était pour rejoindre la forge familiale plantée dans le vieux quartier d'une petite ville chaouie près de Constantine. La petite comptine était reprise en chœur au jardin public de la ville par une bande d'enfants joyeuse portant des robes flamboyantes pourchassant un papillon aux ailes écarlates qui les narguait de son vol nonchalant.
L'aîné de ces enfants ne savait pas qu'à ce moment précis se jouait un drame à huis clos dans la petite ville qui allait empoisonner la vie d'une innocente fille dont la beauté n'avait d'égal que la lune lorsqu'elle apparaît au beau milieu de la nuit noire pour l'éclairer de sa resplendissante lumière. Peut-être même que la victime se trouvait parmi cette bande de filles enivrées de liberté, loin de la réalité des adultes. Car Akbou, ville stratégique par excellence, était en fait un sanctuaire de la révolution où se nouaient et se dénouaient les intrigues guerrières. Sur le col de Chellata en amont, tous les généraux et les stratèges de l'armée coloniale avaient, à un moment ou un autre, dressé leurs camps de la mort pour faire régner misère et désolation de par sa position stratégique donnant sur les montagnes des Babors, vers la vallée de la Soummam, sur l'Akfadou et le Djurdjura et même sur le Titteri et l'Algérois.
Cette fille, aujourd'hui septuagénaire, est persécutée par un passé vertigineux qui l'a frappée de plein fouet dès sa naissance. De ce passé, elle ne détient ni les clés ni le secret pernicieusement gardés par des proches qui ne semblent nullement affectés par la tragédie de cette femme qui croit toujours vivre dans la peau d'une autre.
C'est l'histoire inénarrable d'une fille native de la ville d'Akbou qui n'a jamais connu le bonheur. Elle habitait la rue de la Santé, artère principale d'Akbou. La rue de la Santé dans un pays malade de la guerre. Elle a vécu et grandi dans un milieu où elle n'a jamais reçu ni connu ne serait-ce qu'une once d'amour ou d'affection. Ainsi l'ont décidé et voulu les siens et tout son sournois entourage nourri de ragots, de haine à peine dissimulée et de médisances. Pis, le coup de grâce viendra de là où elle s'y attendait le moins : de sa propre mère, la chair de sa chair et aussi de ses propres sœurs, elles qui l'ont toujours marginalisée et vouée aux gémonies, jusqu'à douter de sa filiation. Voilà. Le mot est lâché ! Au ban de la sphère familiale, elle l'est encore à ce jour malgré le décès de sa mère en 1990. En guise de compassion qu'elle était en droit d'attendre de ses sœurs après la tragique disparition de sa mère, ces dernières ont franchi un autre cap dans la marginalisation en la mettant, toute honte bue, au secret de tout ce qui touche au giron familial comme une étrangère ou une pestiférée. Et le doute envahit et enfonça alors davantage cette femme-courage qui a fini par se demander si elle était vraiment leur fille. Une conviction renforcée par des indices physiques qui venaient la tarabuster pour lui rappeler de terribles soupçons qu'elle avait réfrénés jusque-là. Elles sont brunes et elle est blonde, elles ont les yeux noirs et elle a les yeux clairs. Elle est altruiste et désintéressée, elles étaient égocentriques. Et pour finir, les voisines la raillaient en l'appelant «yeliss urumi» (la fille du Français). Une suprême offense pour une fille qui se cherchait et qui ne se retrouvait pas dans ce milieu hostile qui lui empoisonnait sa vie d'enfant meurtrie. C'était plus qu'elle n'en pouvait supporter, écartelée qu'elle était entre la recherche de son passé et la peur de le retrouver. Le mot étant lâché, elle essaye de saisir la terrible allusion. La terrible désillusion. Comme bon nombre d'Algériennes et d'Algériens, ne serait-elle pas le produit d'un acte commis par la soldatesque coloniale pour se venger de quelque bataille perdue contre des hommes armés de fusils de chasse et d'une foi inébranlable en la victoire, en se livrant à des expéditions punitives sur d'innocentes femmes qui avaient beau s'enduire le visage de bouse de vache ou carrément teinter leurs vêtement d'excréments pour se rendre répugnantes et repoussantes ? Quand bien même cette thèse serait crédible, en quoi la maman et la fille sont-elles responsables ? La morbide actualité terroriste n'a-t-elle pas connu ce genre de pratiques avec ces milliers de femmes violées et déshonorées par leurs congénères ? Un tabou qui n'en est plus un tant les abus de l'armée d'occupation étaient légion dans les villes et les mechtas ciblant des femmes qui résistaient aux tortures et à la gégène. De questionnement en questionnement, d'autres indices et d'autres pistes l'ont poussée à croire en la thèse de l'adoption contre rémunération, puisque sa famille, qui était de condition sociale très modeste, vivait au seuil de la pauvreté. Une thèse qui tient la route avec cette autre anecdote que la fille n'oubliera pas de si tôt. Un épisode douloureux, de ces douleurs indélébiles qui restent à jamais gravées dans la mémoire des enfants. «Malheur à celui qui blesse un enfant», chantait Enrico. Et cette fille, en plus d'être blessée, était persécutée et martyrisée au quotidien avec ces regards pleins de haine et ces continuelles allusions.
Cet intermède remonte à l'après-indépendance. Une voisine pied-noir liquidait ses louis d'or et la fille en avait acheté quelques-uns à sa mère. Arrivée à la maison, elle lui demanda de lui en donner un quand elle sera grande. Et à sa maman de lui asséner à la face cette réponse cinglante : «Les louis seront pour mes filles» (elle en avait quatre autres). Ainsi, elle était exclue de cette fratrie ? C'était un véritable camouflet pour la fille qui en entendit bien d'autres par la suite. Comme cette indiscrétion qu'elle surprit un jour chez sa tante quand elle l'entendit demander à sa sœur si elle comptait au moins la mettre sur le testament ?» Drôle de questionnement à propos d'une enfant légitime. D'autres anecdotes du genre ont renforcé sa détermination et sa conviction à connaître enfin la vérité sur son passé, fut-elle terrible à supporter. Cette indiscrétion allait s'avérer juste puisque, au décès de sa mère, elle fut tout simplement exhérédée. Elle n'hérita d'aucun bien mobilier ou immobilier et encore moins de ces fameux louis d'or dont elle sentait encore le doux contact sur sa main de fée. Ce pourquoi N. M., qui a aujourd'hui 57 ans, se confie à l'opinion et à tous ceux et celles qui savent quelque chose sur son histoire pour lui dire toute la vérité sur son passé. Fut-il terrible. Elle veut surtout savoir si ce passé est réel, donc bouleversant et porteur de stigmates pour elle qui n'a jamais arrêté de se poser des questions ou s'il s'agit tout simplement d'une histoire banale, fruit de son imagination galopante, nourrie et exacerbée par la jalousie et les ragots des commères. Manque de pot, l'administration ne lui sera d'aucun secours quant à d'éventuelles recherches sur sa vraie enfance puisqu'un malencontreux incendie survenu à la mairie rend impossible toute trace sur son passé tumultueux d'enfant trahie par la vie.
Des bribes de souvenirs lui rappellent un pan de sa vie d'enfant : sa directrice d'école, Mme Trichet, Père Lazard, prêtre d'Akbou, et son passage chez les Sœurs Blanches. Elle garde par contre intact le souvenir d'une jeune pied-noire répondant aux initiales de T. B., une personne généreuse qui l'avait entourée de toute son affection au moment où elle en avait le plus besoin ainsi que de quelques compatriotes qui comprenaient sa dure condition.
De sa cauchemardesque histoire, il est un souvenir qu'elle n'oubliera jamais. Jugée coupable d'être belle, sa (pseudo) mère pensa la ridiculiser en creusant des sillons rageurs et inégaux sur sa belle chevelure blonde qui tombait en cascade sur ses épaules avec une paire de ciseaux mal aiguisés pour en faire la risée de toute l'école. Mais au lieu de la rabaisser, cette suprême humiliation la grandit aux yeux de ses camarades et de ses maîtresses d'école qui la prirent en sympathie.
Ainsi, fut la vie de N.M. qui ne craint pas la vérité fut-elle amère. Car la vérité est sainteté chez cette femme que revendique toute l'humanité pour sa façon courageuse d'affronter les défis de la vie.


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