Par Mohamed Djaafar [email protected] Si vous n'avez pas encore vu la comédie policière américaine Coup double de Jef Kanew avec dans les rôles principaux Kirk Douglas et Burt Lancaster, je vous la recommande vivement, elle présente des similitudes surprenantes avec ce qui se passe dans notre pays. A ceci près que dans le film, il s'agit d'une comédie amusante mettant en scène des géants du cinéma, des acteurs agréables et attachants à la fois, tandis que la tragicomédie qui se déroule dans notre pays depuis trop longtemps déjà avec ses personnages ordinaires n'a vraiment rien de drôle. Dans le film, Archie et Harry, deux gangsters septuagénaires sympathiques sortent de prison après avoir purgé une peine de 30 ans pour avoir pillé le train Gold Coast Flyer. Ils sont libérés à un âge où le corps n'est plus ce qu'il était quand ils étaient encore jeunes et forts. Ils retrouvent une société qu'ils ne reconnaissent plus. Pendant qu'ils étaient à l'ombre, le monde a beaucoup changé. Les modes de vie ont été bouleversés tandis que la technologie a révolutionné la vie quotidienne. Les mentalités aussi ont évolué. L'époque du gangster beau et généreux qui claquait des sommes astronomiques dans les casinos entouré des plus belles femmes du monde était révolue. Les supermen et les héros sont devenus fatigants. Archie et Harry sont mal à l'aise, leur passé les poursuit et l'envie de renouer avec le métier les titille. Ils rêvent d'un grand coup qui les rendrait riches et célèbres. Leur enthousiasme n'a d'égal que leur naïveté. Le coup spectaculaire qu'ils ont raté 30 ans plus tôt, ce rêve inassouvi, ils pensent pouvoir le réaliser encore. Les objections, ils les écartent d'un revers de la main. Obnubilés par leur fantasme, ils décident de terminer leur carrière par un coup d'éclat qui les fera entrer dans la légende. Plus rien désormais ne pourra les arrêter ; ils seront les deux derniers voleurs de train de l'histoire. La suite, vous l'imaginez aisément : les dégâts sont colossaux, astronomiques, incommensurables, extraordinaires. Les conducteurs de train pensent avoir affaire à des extraterrestres, des fous évadés d'un asile psychiatrique, les citoyens n'y comprennent rien, le pays est bouleversé, le gouvernement est en réunion ouverte, l'armée est en état d'alerte, l'aviation prête à entrer en action, les shérifs dressent des barrières mais le train poursuit sa course folle sans se soucier des obstacles, des avertissements, des appels désespérés, des suppliques et des complaintes... Dans la locomotive, les deux gangsters surexcités jubilent : ils sont heureux. Ils mènent le train droit dans le mur et ne s'en rendent même pas compte. N'est-ce pas, à peu de choses près, ce qui se passe dans notre pays. Le train fantôme dans lequel le peuple algérien a été embarqué de force après le hold-up du 31 juillet 1963 n'est toujours pas arrivé à destination. Dans l'euphorie qui a suivi le coup de main, les apprentis conducteurs de train se sont empressés de lancer la locomotive sans se rendre compte qu'ils prenaient la mauvaise direction. Ils prétendaient tourner le dos à la féodalité, ils ont lamentablement échoué dans les bras du Makhzen. Avec le temps, ils ont pris goût aux courbettes. Des voix se sont élevées pour les prévenir, elles ont été réduites au silence avec la brutalité coutumière. Obstinés, croyant pouvoir reconnaître le chemin par eux-mêmes, ils se sont passés du guide sage et éclairé qui leur aurait fait éviter bien des écueils. Mais le butin brillait de mille feux, comment se résoudre à le partager ? Ils l'ont enserré, enlacé, enchaîné, adoré comme un dieu. Ils ont actionné les manettes de la locomotive en tâtonnant. Le ronflement des diesels et l'odeur des huiles et des graisses les ont enivrés ; ils ont mis les gaz et pris la direction de l'inconnu à grande vitesse. Aujourd'hui, le train fantôme a consommé toutes ses ressources et épuisé toutes ses réserves mais il poursuit sa course effrénée entraîné par son propre mouvement. Il est sorti des rails depuis des lustres et s'apprête allègrement à plonger dans les abysses. Les appels au secours, les cris désespérés des jeunes et des moins jeunes qui veulent seulement vivre à leur époque, pas au Moyen âge n'y font rien. Les conducteurs, toujours les mêmes, restent sourds aux supplications. Ils savent, désormais, qu'ils ont failli mais s'accrochent aux manettes et s'entêtent à vouloir ramener le train sur la voie sans l'aide de personne. Malheureusement pour tout le monde, ils ne connaissent pas Einstein et ne peuvent donc pas savoir qu'«on ne règle pas les problèmes avec ceux qui les ont créés». Comme Archie et Harry, ils voient bien que le monde a changé, qu'il leur glisse entre les doigts, que les plus puissants dirigeants du monde ont aujourd'hui l'âge de leurs enfants et bientôt celui de leurs petits-enfants, qu'il y a nécessairement un conflit de génération, en vain. Ils semblent décidés à entraîner tous les passagers avec eux dans l'abîme s'ils ne se tiennent pas tranquilles. Depuis que le chef de gare a donné le signal du départ, le train fantôme a fait quelques brèves haltes de maintenance. Des voix se sont élevées à chaque fois pour indiquer le chemin du salut, elles ont été étouffées par les éructations des majordomes et les ovations des chiyatines qui se sont multipliés comme des lapins. Des wagons ont été abandonnés dans les talwegs et les précipices, des vies ont été inutilement sacrifiées, des énergies gaspillées. Les apprentis conducteurs restent impassibles, tandis le train fantôme se rapproche irrémédiablement de la fin tragique qui l'attend. Contrairement au cinéma, il n'est malheureusement pas possible de s'arranger avec le metteur en scène ou le scénariste pour envisager une jolie petite happy end, histoire de ne pas laisser ouvertes que les portes du désespoir. Les citoyens-spectateurs de la grande gabegie, épuisés et résignés, restent sans voix. Ils se demandent dans quel gouffre ils vont finir. Ceux qui en ont eu l'occasion ont déjà sauté et se sont réfugiés dans ces contrées du Nord si froides et si généreuses à la fois. Ils ont bien fait, ils pourront témoigner à la fin du drame. Dans la locomotive, toujours à leurs postes, nos Archie et Harry n'ont pas tiré les leçons du passé. Ils se font vieux mais refusent leur âge. Le ridicule ne les inquiète plus. La sénilité les a rendus autistes, avec l'intelligence de ces adorables petits génies en moins. Ils ne savent plus rien faire d'autre, à part pomper le pétrole des générations futures et dépenser les dollars qui ne leur appartiennent pas. Si vous vous amusez à additionner leurs âges, vous vous retrouverez catapulté quelque part du côté de l'Atlantide, bien avant Moïse. Il devient de plus en plus improbable qu'ils lâchent les manettes avant le choc final. Leurs visages blafards portent les stigmates du mal qui les accompagne depuis le début. Ils ont érigé la mauvaise foi en doctrine et banni l'intelligence, l'honnêteté, le courage et la grandeur d'âme. La fourberie a creusé des sillons dans lesquels le train s'est embourbé en quittant ses rails. Ils regardent leurs mains scellées aux leviers de commande et se toisent en chiens de faïence. Ils maintiennent le cap de la déchéance et se répètent mutuellement leurs vieilles ritournelles : «C'est nous qui avons libéré ce pays, non ?»