Reportage réalisé par Hassane Zerrouky Le calme régnant depuis quelques jours dans la vallée du M'zab est trompeur. La région vit sur un baril de poudre. Conflits intercommunautaires entre Arabes malékites et Mozabites berbères ibadites, cloitrés dans leurs quartiers respectifs, se disputant un espace devenu trop étroit, sous-tendu par une accumulation de haines et de rancœurs sans précédent ; mafia du foncier et trafiquants de drogue manipulant des casseurs malékites, sur fond de corruption, de chômage, de crise du logement, de laisser-aller des autorités locales pour ne pas dire absence de l'Etat, font que tous les ingrédients sont réunis pour que ça explose d'un moment à un autre. Ici, l'élection présidentielle semble déplacée. Arabes malékites, des citoyens de seconde zone ? Ce dimanche à Hay Hadj Messaoud, où la gendarmerie a pris position à l'intérieur même du quartier, les traces des violences sont encore présentes : commerces appartenant à des Mozabites détruits ou incendiés, habitations abandonnées par leurs habitants. Même si la vie reprend son cours, les nerfs sont à fleur de peau. Une semaine auparavant, trois jeunes ont été tués, dans des circonstances non élucidées, des suites de blessures dues, selon la thèse officielle, à des «lésions causées par la pénétration d'agents ferreux (rond à béton) projetés à haute vitesse». Dans la maison d'une des victimes, défilent amis et proches de passage à Ghardaïa. Certains viennent de Djelfa, d'autres de Laghouat. Ils ont en commun d'appartenir à l'une des branches des Chaâmbas. Belkacem, 35 ans, présent quand son ami Brahim est mort, rue Soussi, est formel : «J'affirme à 99% que ce ne sont pas les Mozabites qui l'ont tué. Il est mort dans une ruelle où il est impossible aux Mozabites qui se trouvent à plus de 300 mètres de le faire». Qui ? Certains accusent la police. «Il y a eu quatre Mozabites tués, il fallait trois morts arabes, comme ça on est dans une parfaite égalité», confie Abdellah. Tous mes interlocuteurs sont unanimes : les Mozabites n'ont rien à voir avec la mort de ces trois jeunes. Aussi se retournent-ils vers l'Etat. «On ne demande rien. Je sais que ce ne sont pas les Mozabites. On veut simplement la justice, pas de vengeance. Les jeunes demandent qu'on interpelle les assassins sinon personne ne les arrêtera», avertit Yacine, 28 ans, frère d'une des victimes. «Les enquêteurs envoyés d'Alger ne sont même pas venus nous voir», renchérit un troisième. Et de montrer des photos du jeune Tahri où l'on voit nettement un petit trou sur la poitrine et un gros trou dans le dos et sur la radiographie de la poitrine, on voit un bout de métal coincé entre les os. «Seule une cartouche de 12 mm peut faire ça», soutient l'oncle Mohamed. Le ressentiment des habitants de ce quartier, frappé par le chômage, envers les autorités est réel. «Quand le 28 février, les Mozabites nous ont agressés pendant qu'on faisait la prière, la police les a laissés faire», accuse Abdellah. «Pour un Mozabite tué ou blessé, on arrête dix Arabes. Les Mozabites sont protégés, pas nous. Où est la justice, où est l'Etat», s'exclame-t-il. «Comment expliquez-vous qu'en une heure les gendarmes ont réussi à ramener le calme entre Mozabites et Arabes alors que la police n'y est pas parvenue», se demande le vieux Mohamed qui se félicite que le général Abdaoui Abdelhafid de la 4e Région militaire se soit déplacé en personne jusqu'à Hadj Messaoud pour discuter avec les gens. A Hay Moudjahidine (10 000 habitants), ancien quartier juif de Ghardaïa, que d'aucuns qualifient de zone de non-droit, Redjem Abderahmane dénonce l'absence de l'Etat. A l'entendre, «les Arabes sont des citoyens de seconde zone. Par peur de l'opinion internationale, le pouvoir ferme les yeux sur les actes commis par les extrémistes Mozabites». Et d'affirmer que «tout a commencé (sans donner de date) quand un Arabe a été agressé par des Mozabites, sa boutique et sa maison incendiées». La raison : «Ils veulent nous chasser de ce quartier. Les Arabes n'ont agressé personne». Quant à l'accusation selon laquelle Hay Moudjahidine serait une zone où le trafic de drogue y prolifère, «c'est de la propagande mozabite». Il récuse l'affirmation selon laquelle les Malékites auraient agressé en premier les Mozabites : «On n'a fait que nous défendre», dit-il. «Savez-vous que les Arabes sont minoritaires à Ghardaïa, moins de 20% des habitants et que les Mozabites contrôlent toute la richesse de la région», ajoute-t-il. Et d'accuser le militant des droits de l'Homme Kamel Fekhar de jeter de l'huile sur le feu. «Fekhar n'a-t-il pas déclaré que le printemps arabe commencera à Ghardaïa en brandissant l'emblème du MAK (Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie) ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Faire de cette région une nouvelle Libye ?», s'interroge-t-il. «Pourquoi les Mozabites refusent-ils des postes de police dans leurs quartiers alors qu'il y en a dans les quartiers arabes ? S'il y avait un Etat, une justice, on aurait pu éviter cette situation», s'insurge encore Redjem. Reste qu'il omet de signaler l'incendie de l'Office pour la protection de la Vallée du M'zab (OPVM) dont 60% des archives ont été détruites par des manifestants arabes ou le saccage du cimetière et du mausolée Sidi Aïssa. Plus posé, Gabani Abdessemed, étudiant à l'université de Ghardaïa, membre d'un collectif de Hay Thenia, le plus grand quartier arabe de Ghardaïa (40 000 habitants), condamne d'emblée les saccages des commerces mozabites de la rue principale. Sur l'un des magasins dévastés est écrit en arabe «dégage». C'est dire. «Tout a commencé mercredi quand le café «La Cabane» en bordure de l'oued M'zab a été saccagé par des groupes de jeunes Mozabites sans raison aucune alors que le calme régnait depuis quelques jours à Ghardaïa. On ne pouvait pas arrêter les jeunes qui s'en sont pris aux commerces mozabites», explique-t-il. En réponse à cette situation, Gabani et ses amis ont organisé à l'université un rassemblement de plusieurs centaines d'étudiants arabes et mozabites pour dénoncer la violence, appeler au dialogue et au retour au calme. «Entre étudiants, il n'y a aucun problème. Bien au contraire. On a fait reporter les examens en raison de la situation et on a observé ensemble, Arabes et Mozabites, une minute de silence à l'université pour toutes les victimes de cette fitna». Gabani, qui ne nie pas l'existence de forces mafieuses cherchant à instrumentaliser ces affrontements inter-communautaires, milite pour une solution locale «car il n'y aura ni vainqueur ni vaincu, mais une catastrophe». S'il pointe la responsabilité des autorités locales et l'absence de l'Etat qui a laissé pourrir la situation, il n'en reste pas moins qu'il déplore les déclarations de Kamel Fekhar qui «n'aident pas à régler la crise». «Que veut-il ? La guerre civile ? Pour moi, Fekhar est instrumentalisé par certains cercles de l'Etat qui ont intérêt à ce que la crise persiste à Ghardaïa». Et de conclure qu'à Hay Thenia, personne n'ira voter le 17 avril. Les Mozabites ont le sentiment d'être en insécurité Dans les quartiers mozabites, on a une lecture différente des évènements. Sur la place du marché, où des boutiques arabes et le siège du FLN ont été incendiés par des jeunes Mozabites, la gendarmerie a pris position, tandis que des ouvriers repeignent les façades d'habitations noircies par la fumée et que des employés de la voirie enlèvent les carcasses des véhicules incendiés. Dans le local du FFS, en cette soirée du 21 mars, Hamou Mesbah, Khoudir Babaz, Baamara et une dizaine de personnes, tous en tenue traditionnelle, commentent avec inquiétude la situation. Hamou Mesbah est persuadé de l'existence d'une «stratégie d'élimination des Mozabites qui a commencé avec le découpage territorial de 1984 quand Hassi R'mel, à une trentaine de km à vol d'oiseau de Ghardaïa a été rattachée à Laghouat située nettement plus loin». Il fait observer que sur cet espace réduit qu'est la vallée du M'zab habité à l'origine par les Mozabites, l'Etat a encouragé des gens à venir s'installer de manière délibérée en leur cédant des terrains, voire des quartiers. «Et quand, il y a des problèmes, on leur indique le Mozabite comme responsable». Pour lui, c'est le pouvoir relayé par la mafia du foncier qui sont à l'origine des problèmes que vit la région. «Leur politique a consisté à dresser les communautés les unes contre les autres». Abondant dans son sens, Baamara, très respecté à Ghardaïa, me montre du doigt ces constructions illicites qui fleurissent à Theniet el Makhzen et qui défigurent la vallée du M'zab et son architecture prodigieuse. Et ce, avant de me montrer dans le quartier Hadj Messaoud, un ensemble de maisons au milieu d'un jardin où pointent des palmiers. «Ici, dit-il, habitait la famille Baamara, elle a dû fuir un lieu où elle a de tout temps vécu». Et d'énumérer les saccages et incendies de commerces, pharmacie, ateliers, entrepôts, sur l'avenue du 1er - Novembre et...juste en face du siège de la Sûreté de wilaya. «Un magasin a été incendié sous prétexte que les Mozabites provoquaient les femmes des Chaâmba en vendant des sous-vêtements féminins», poursuit-il, avant de me montrer le cimetière abritant le mausolée de Sidi Aïssa, lieu de mémoire mozabite, datant du XVe siècle, d'une beauté architecturale ayant inspiré de nombreux artistes et architectes, profané par des casseurs ainsi que des dizaines de tombes. L'empreinte wahhabite et la chaîne Iqraâ Pour Baamara, la profanation du mausolée porte l'empreinte wahhabite. Tous désignent les salafistes dont le discours alimente la haine contre les khaouaridjs», à savoir les ibadites. Et de montrer une vidéo circulant sur le Web, en fait une émission de la chaîne religieuse Iqraâ, assurant que les «khaouaridjs sont des ennemis de l'Islam et méritent la mort» ! «Comment voulez-vous avec ça que des jeunes formatés dès l'école par l'islamisme salafiste, n'agressent pas les Mozabites». Et de citer l'enseignement de l'histoire aux collégiens. «Il leur est enseigné noir sur blanc que les khaouaridjs avec tout ce que sous-entend ce terme, habitent la vallée du M'zab», s'énerve Amar, concessionnaire automobile. «La chaîne Iqraâ appelle carrément au meurtre des ibadites», accuse Baamara. Un nom est cité par les Mozabites, celui de Cheikh Abou Oussama Al-Djazaïri, un salafiste, absent durant mon séjour à Ghardaïa. La construction de la mosquée où il officie aurait été financée par un Saoudien qui, selon les Mozabites, vient chaque année dans la région pour chasser l'outarde et la gazelle. De là à affirmer que les ressortissants des pays du Golfe convoitent l'oasis de Ghardaïa pour sa beauté pour y investir et la transformer en eldorado pour les cheikhs des pétromonarchies, le pas est vite franchi. La mafia du foncier, évoquée aussi bien par les Mozabites que les Arabes, instrumentaliserait ces évènements au profit d'intérêts extérieurs à la région, et «certainement pour le compte des richissimes cheikhs du Golfe», ose un jeune Mozabite. «Les 200 familles mozabites chassées de leurs habitations de Hadj Messaoud s'inscrivent dans cette stratégie visant à épurer certains quartiers de la ville de l'élément mozabite avec la complicité active des autorités locales», soutient Baamara. Lequel croit que «Ghardaïa est la clé pour l'Occident et ses alliés des pays du Golfe pour casser l'Algérie comme ils l'ont fait en Libye». Et de ce fait, intervient un autre interlocuteur, «les Mozabites, par leur culture, leur type d'organisation sociale et leurs traditions, constituent un obstacle naturel à cette entreprise visant à démembrer l'Algérie». Et de dénoncer les chaînes An-Nahar et Chourouk d'alimenter la stigmatisation envers les Mozabites. Quant à Kamel Fekhar, Hamou Mesbah ne manque pas de rappeler qu'il ne fait plus partie du FFS et qu'il ne représente que lui-même. Ce qui n'a pas empêché un notable mozabite, dont je n'ai pas noté le nom, d'affirmer que les problèmes de la région datent de plusieurs décennies, citant les affrontements de 1985 et de 1991 ! Comme dans les quartiers arabes malékites, les Mozabites resteront sagement chez eux le 17 avril, indiquent mes interlocuteurs. «N'eut été l'intervention de la gendarmerie, Dieu seul sait ce qui se serait produit», conclut Hamou Mesbah. La main d'une troisième force et des réseaux sociaux ? La présence du groupement d'intervention de la gendarmerie fort de ses centaines d'hommes, ainsi que l'absence de l'Etat, sont les seuls faits partagés en commun par les Arabes et les Mozabites. Autrement, les haines et les rancœurs accumulées, sur fond de méfiances réciproques et d'accusations mutuelles – chaque partie rend responsable l'autre du chaos régnant – structurent désormais le champ politique. Le calme revenu, c'est sur les réseaux sociaux que se poursuivent les affrontements intercommunautaires. Des vidéos sont diffusées sur la toile, on y lit de tout, on se traite de tous les noms, chaque partie accuse sans discernements et sans nuances l'autre de vouloir le nettoyage ethnique ou d'être manipulée par des puissances étrangères. Pays du Golfe manipulant les Arabes soutiennent les uns, pays occidentaux instrumentalisant les Mozabites, rétorquent les autres. Bien que noyés dans le flot de messages les plus invraisemblables, on y lit aussi des messages appelant au dialogue et à la paix sociale. Si les Mozabites rappellent que la crise actuelle n'est pas nouvelle, invoquant les affrontements de 1985, de 1990, ils citent la mafia du foncier qui disposerait d'appuis au sein de l'administration locale, le laxisme et l'incompétence des autorités régionales, ils évoquent volontiers le trafic de drogue. «Un phénomène nouveau. Ghardaïa est devenu un lieu de transit de la drogue en provenance du Maroc vers l'est, le centre et le nord du pays», avertissent les Mozabites. «Les barons de la drogue sont connus. Ils sont à Hay Moudjahidine devenue une zone de non-droit», affirment-ils. «Ça ne m'étonnerait pas qu'ils soient derrière les casseurs malékites», soutient Hamou Mesbah. Une accusation que récuse Redjem Abderahmane qui cite à l'appui de ses dires un article paru dans la presse sur les routes de la drogue : «Ghardaïa n'est même pas mentionnée» ! Entre vraies ou fausses manipulations, de main invisible qui alimenterait la crise, certains pointent même le pouvoir politique, la région vit sur un baril de poudre. Adossée à la question identitaire, les problèmes sociaux, le logement, un espace territorial réduit pour une population de plus en plus nombreuse où le «vivre ensemble» devient problématique, «la vallée du M'zab peut être le déclencheur d'un mouvement qui s'étalerait comme une traînée de poudre à tout le Sud algérien», avertit un intellectuel mozabite. «Les Touareg bougent et réclament leurs droits. A Ouargla, ce n'est pas fini. A Hassi Messaoud aussi. Ce qui veut dire qu'outre les problèmes sociaux, la question identitaire est une véritable bombe à retardement que les autorités doivent résoudre rapidement. Sinon, c'est la déflagration qui guette tout le Sud».