[email protected] Zohra, Hafida et Nadjia, trois octogénaires, ne se sont pas vu depuis des lustres. Zohra vient de Annaba, Hafida de Blida et c'est le mariage d'une de leurs nièces qui les a réunies à Alger. C'est autour d'un festin, dans la belle maison de Nadjia dans la banlieue d'Alger qu'elles se sont retrouvées quelques jours après la cérémonie. Les retrouvailles étaient émouvantes. Zohra et Hafida, bien que natives d'Alger ont dû quitter la capitale après avoir convolé en justes noces. Nadjia, elle, un peu plus chanceuse ne s'est pas «déracinée», comme lui répète Zohra, avec une pointe de nostalgie. Les trois dames ne sont plus ce qu'elles étaient. Le poids de l'âge et la maladie ont altéré la santé des trois cousines, mais elles ont gardé toute leur lucidité. C'est avec les larmes aux yeux qu'elles évoquent le bon vieux temps. Zohra, à 81 ans, a toujours la voix qui porte et n'a rien changé dans sa gestuelle. Dans un français parfait, elle se rappelle les agréables moments passés à Alger avec sa famille, les belles soirées de Ramadhan, lorsqu'encore jeune fille, elle rendait visite à ses tantes et oncles quand elle prenait le trolley du Ruisseau à Belcourt pour retrouver ses cousines. «En ce temps-là, on ne se bousculait pas. Il n'y avait pas autant de monde, et les rues étaient plus propres». Zohra, plusieurs fois grand-mère, souffre encore de son déracinement. «Mes enfants sont tous nés à Annaba, je me suis fait quelques amis, mais ce qui me manque le plus, c'est justement ces réunions familiales, et puis le recueillement sur la tombe de mes parents, de mes frères. Je ne suis jamais arrivée à temps pour un ultime adieu, et je n'ai pas assisté aux derniers moments de leur vie. On m'a toujours attendue pour les enterrer, et cela m'a toujours fait mal. D'ailleurs, je compte revenir à Alger. Aujourd'hui que mes enfants sont tous mariés, je me sens plus libre». Une idée approuvée par Nadjia et Hafida. Nos trois mamies se dirigent vers le salon, en file indienne, la canne à la main. Nadjia est prise d'un fou rire : - Regardez-moi ça, on dirait les vieilles des maisons de retraite. - Tu ne crois pas si bien dire, lui répond Zohra. Chacune prend place et sort de sa pochette ses petits instruments : glucomètre, bandelettes et insuline. Nadjia ajuste ses lunettes, vérifie sa glycémie, puis se pique. Instruite et encore autonome à 84 ans, elle se prend en main toute seule. Zohra, elle, tend le doigt à sa fille. C'est elle qui s'occupe de tout. Quant à Hafida, c'est Nadjia qui joue l'infirmière. On lui a toujours fait confiance, car très au fait de tout ce qui a trait à la médecine. D'ailleurs, on lui a toujours dit qu'elle aurait fait un excellent médecin. Après cette séance de traitement, et après avoir avalé leurs comprimés contre l'hypertension, elles rangent leur matériel et commentent leur état de santé. Le café est servi, et nos hôtes ouvrent un débat plutôt houleux : les rapports entre belles-mères et belles- filles. Elles s'enflamment, elles en ont gros sur la patate, deviennent tristes, car à leur âge, elles se sentent rejetées, ne servent plus à rien et sont honnies de leurs fils. Elles évoquent toutes les maladresses commises par leur brus, la méchanceté des unes, la rancœur des autres, essuient leurs larmes, puis s'en remettent à Dieu. - Elles oublient qu'un jour à leur tour, elles deviendront belle-mère. Que Dieu leur pardonne, dira Nadjia.