Plus qu'un livre de photos – stupéfiantes, déconcertantes –, Alger sous le ciel, coédité par Barzakh et Le bec en l'air, relate l'histoire d'un voyage. Voyage dans la genèse d'un projet d'aménagement d'un territoire. Voyage dans la mémoire sensorielle d'un lieu, à travers l'évocation poétique de cette ville, sous les plumes croisées de Malek Alloula et de Nina Bouraoui. Lorsqu'en 2006, l'architecte urbaniste Halim Faïdi entreprend une consultation en vue d'un projet d'aménagement de la baie d'Alger, il confie au photographe Kays Djilali le soin de réaliser un photoreportage. Plus tard, naîtra l'idée d'en faire un livre. Cette «aventure aérienne», Halim Faïdi la retrace brièvement dans sa préface comme une fascinante entreprise émaillée d'anecdotes. On y lira comment le président Chavez aura bien involontairement manqué faire capoter le projet. Le préfacier nous livre ses émotions, ses sensations et sa lecture personnelle d'une ville découverte à hauteur d'hélicoptère. La mémoire des sens –effluves de jasmin, air iodé du port –rencontre celle des noms qui renvoient à l'histoire récente de la guerre de libération. A cet égard, on constate combien, vue du ciel, Alger coloniale demeure incrustée dans le tracé urbain : «rectitude des percées coloniales (…) directes, militaires et froides, elles fracturent, divisent à dessein…» Et soudain, paradoxalement, le choc : «Quel chaos a bien pu ordonner ce magma incompréhensible de constructions et de vides ?» L'ouvrage opte pour une présentation de la vue aérienne d'Alger sous trois angles : le littoral, le centre et les hauteurs, les périphéries. Là, La Casbah semble ruinée par un cataclysme, et pourtant elle demeure cohérente dans sa confusion. Ici Bab el-Oued, construction cubiste entre front de mer, jardins et carrière. Ronds-points reliant des lignes de fuite tel un tableau de Kandinsky. Oasis de verdure au milieu de nulle part, etc. Alger apparaît dans toute sa richesse et sa diversité. Si la photo dispose de son génie propre — pour reprendre une notion chère à Roland Barthes — les textes d'auteurs intensifient et décuplent l'émotion suscitée par l'image. A travers la photo, le poète donne à voir sa propre intériorité. Il existe un rapport triangulaire entre la photo d'Alger, l'écrivain qui la regarde et le lecteur qui les observe l'une et l'autre. On ne sait plus, du langage ou de la photo lequel aurait préexisté. La communion est parfaite. L'approche de Malek Alloula, entre rêve et mémoire, entre le «je» et le «il», puise dans l'enfance. Un train raté à destination d'Alger, un songe de vol nocturne et de «conquête pacifique», et la notion charnelle d'appartenance à un lieu prend forme. Le petit Oranais s'exerce aux mérites comparés d'«Oran, ‘'la très belle'' dont les nuits et les jours sont des fêtes», et d'Alger lointaine et méconnue toute nimbée de désir entravé. Au bout d'une longue attente — il a alors 28 ans — lle s'offre dans un corps-à-corps amoureux, «un subtil et incomparable coup de foudre». Alger, avoue-t-il, lui «était littéralement rentré dedans». Dans cette quête amoureuse, la photo tient une place particulière, puisque, dans l'imaginaire du poète, elle renvoie à son contraire. La première vision de la mort chez un enfant qui découvre dans un livre caché les illustrations représentant, vues du ciel, des villes allemandes bombardées : champs de ruines, immeubles éviscérés, amoncellement des corps. L'expérience photographique a dès lors, pour Malek Alloula, un rapport direct avec la mort. Autre sensibilité, autre approche, Nina Bouraoui, dans un texte intitulé Le corps géographique, se confond et se fond à la ville où elle est née, où elle a grandi. A l'image d'Alger, elle se définit dans la gémellité, «ville du double : la pierre et l'eau». Rien ne s'oppose, tout se complète, tout s'unit. Là encore, la mémoire joue ce rôle catalyseur qui fait que quel que soit l'endroit où elle se trouve, l'auteure porte en elle ce «terreau des mots», cette terre d'Alger qui la constitue. Ce livre pourrait être une sorte de palimpseste sur lequel chacun réécrirait à sa façon son amour pour Alger vivifié par une vision qui en redessine les contours. Marie-Joëlle Rupp Alger sous le ciel, photos de Kays Djilali, préface d'Halim Faïdi, textes de Malek Alloula et Nina Bouraoui, Ed. Barzakh et Le Bec en l'air, 2013.