Youcef Merahi [email protected] La lecture procède d'un acte volontaire, tant l'achat d'un livre est soumis à l'impératif du prix, quelle que soit la spécialité. Il est attesté que le livre coûte cher, le marché est éloquent en ce sens. Mais au-delà de cet aspect pécuniaire, il est important de relever l'émotion - positive ou négative - d'une rencontre livresque, entre l'écrivain et son lecteur. D'aucuns s'arrêtent de lire un texte dès les premières pages, au bout de dix pages me confie un ami à qui j'ai essayé de faire admettre l'idée de la liberté d'écrire et, pourquoi pas ? le besoin de se faire lire, donc d'aller au bout du geste, même si le texte est indigeste. J'ai tenté d'argumenter le fait que l'auteur s'est donné la peine d'aller, lui, au bout de sa plume, de courtiser le temps, de le dépasser parfois, de dompter ses idées, de tenter de ciseler son verbe, le «torturer» disait Djaout, et - à la fin - de se faire éditer. J'ai vu les sourcils de cet ami s'arrondir, comme s'il allait me sauter à la gorge pour m'intimer l'ordre de ne pas aller plus loin dans mes tentatives de forcer la décision. Je me suis tu, j'ai compris que je voulais lui imposer ma façon de recevoir un livre, de le lire, de l'interroger, d'en comprendre le sens et d'aller au-devant d'un auteur que je ne verrais, peut-être, jamais. J'ai fait marche arrière pour laisser la démocratie faire son deal entre nous, n'est-ce pas Saïd Y., même s'il ne s'agit que de lecture. Il est dur de tenter l'aventure de l'écriture. D'entamer ce jeu trouble avec soi-même. De démêler l'écheveau des idées, des pulsions, des émotions, des souvenirs, des connaissances, des visions, des registres de langue, des cibles et des styles. C'est parfois un jeu de cache-cache. Ou du chat qui tente de mordre sa queue, jusqu'à s'offrir un vertige du tonnerre. Convaincre l'autre, surtout en ces temps de disette intellectuelle, est un jeu de dupes. C'est aller à flanc de leurre. C'est provoquer l'esclandre qu'il ne faut pas. Ici, dans cet espace de parole, je voudrais vous faire part de certains de mes coups de cœur livresques. Je ne vais pas refaire le même impair vous obligeant à aimer les textes que je vais tenter de synthétiser, en misant sur la quintessence des uns et des autres. J'ai aimé ces livres, incontestablement. Comme j'aime la lecture pour ce qu'elle me procure comme arrangement avec autrui, l'environnement immédiat, les angoisses du quotidien et les solitudes à venir. J'aime par-dessus tout la poésie qui renforce la bulle protectrice qui empêche, en moi, toute corruption. Toute approche dogmatique de la vie. Et tout enténèbrement du lendemain. Je vais, de ce pas, entamer mon périple par un recueil de poésie, une somme de poésie plutôt vue comme une anthologie, comme le mot de la fin (de la faim ?), comme si ce poète - Lazhari Labter - allait nous proposer son propre testament. Le mot de la fin, disais-je ! Essentiel désir (Diwan al ‘ishq oua al-ghazal), Ed. Hibr, 2013, réunit la totalité de ses poèmes écrits entre 1972 et 2012. Ecartelé entre une parenté d'inspiration orientale et une autre occidentale, Labter n'oublie pas néanmoins ses références algériennes. Ici, en vrac : Ben Guittoun, Aragon, Qaïs, Ben Kerriou, Ibn Chaddad... qui ont, tous conjugué le verbe désirer à tous les temps et à tous les modes. Amants intactiles pour certains. Ardents amants pour d'autres. Elsa. Layla. Hélène. Abla. Ne faut-il pas rajouter Fatma d'El-Hasnaoui ? Hayat de Rachid Bey ? L'amour, ici, est affamé. Le désir, porté comme une oriflamme, lui, est conjugué au futur antérieur. C'est le dû du poète, son viatique, sa soif, son dictame et sa vengeance future. «Oh qu'il est bon d'être pris/Dans les rets de ton piège/Femme sortilège» (page 102), écrit Labter dans une ambivalence de sentiments au moment où sa «mémoire poétique» (M. Kundera) explose dans une gerbe de douleur. Mohamed Attaf, après deux romans, nous propose trente années d'écriture diariste dans un journal édité chez Dalimen (2013) sous le titre suggestif, Chant d'angoisse et de colère, en trois volumes. Ce travail de journalier est titanesque, pas seulement par le fait qu'il ait rempli vingt cahiers d'écolier, totalisant par-là quatre mille quatre cent vingt-cinq pages, mais surtout par la somme incroyable d'infos ramassées au jour le jour, infos qui touchent l'Algérie du sommet jusqu'à sa base. Il est question des calamités naturelles, de la chape de plomb du parti unique et de ses dérives, de l'école fondamentale qui a nivelé par le bas différentes générations, du combat amazigh, de son déni, de sa lutte, de ses aspirations et de ses réalisations. Il a été question de la décennie rouge et du trauma léguée à un pays en proie encore avec ses démons. Attaf reconnaît avoir tenu ce journal dans une douleur quotidienne soutenue. Dire qu'il s'agit de la suite du Journal de Mouloud Feraoun est un moindre mot, car ce document est une source inépuisable pour les historiens, les sociologues et autres chercheurs. Personnellement, je reste admiratif de ce travail et du souffle marathon qu'il a fallu à son auteur pour ne pas faillir. Jean Sénac a été ressuscité l'espace d'un essai pluriel par un groupe d'admirateurs, sous la direction de Hamid Nacer-Khodja. Tombeau pour Jean Sénac, Ed. Aden, 2013, un titre qui me paraît inadéquat de par sa propension à suggérer l'oubli que le recueillement, voire l'analyse, près de quatorze interventions, précédées de de la préface de Guy Dugas, sous le titre mortifère de Epitaphe (page 9). Nous retrouvons pêle-mêle les noms de Hamid Tibouchi, Christiane Achour, Hervé Sanson, Abdelmadjid Kaouah, Salah Guemriche, Colette Achache et d'autres. On y retrouve le Sénac que nous avons connu, porteur de Soleils, amant du mot, voltigeur du «corpoème », couplant l'amour et la révolution, et élisant «les citoyens de beauté» comme seule alternative à la crasse qui se projetait déjà. A préciser qu'une bibliographie méthodique sur J. Sénac, travail de fourmi de NKH, clôt cette intéressante initiative. Rédha Malek, personnage politique qui n'est plus à présenter, publie L'empreinte des jours, Ed. Casbah, 2013, une somme de réflexions succulentes qui va de l'analyse d'un ouvrage lu par ses soins, de la dissection d'une déclaration d'un dirigeant national ou étranger, à l'expression philosophique d'un parcours politique dense. Malek, rappelez-vous, celui qui a crié à Oran lors de l'enterrement du goual, Alloula, que la «peur doit changer de camp» du temps où des tueurs patentés assassinaient l'Algérie et les Algériens, dans l'esprit, la gestuelle, l'espoir et la lumière. Il se dit proche d'Ibn Khaldoun et déclare que le «wahhabisme est un intégrisme» (page 46). Il n'affirme pas seulement, il argumente, commente, précise, analyse et conclut dans le sens de la modernité républicaine et de la nécessité vitale de débarrasser l'Islam de ses scories dues à ses travers politiques. Ardents ébats, le dernier roman d'Amin Zaoui, Ed. Difaf (Liban) et Ikhtilaf (Algérie), 2013, reprend ses thèmes récurrents où les tabous, de quelque nature qu'il soit, sont atomisés, comme c'est le cas dans ses romans écrits en langue française. Zaoui, l'âme d'un conteur, relate la vie complexe de deux frères, Anzar et Mazar, à travers laquelle défile l'image de l'Algérie contemporaine. Ici, le personnage de Messali Hadj est bien illustré. Sous le regard adolescent d'Anzar, il est loisible de percevoir la naissance de l'Etat policier de l'Algérie post-indépendance et, d'un autre angle, percevoir la montée du courant islamiste, notamment dans les universités. A travers ce héros, Zaoui peint une tante maternelle rebelle, «mangeuse d'hommes», comme dans Festin de mensonge, qui met en exergue l'hypocrisie (moraliste ?) de notre société. Roman sensuel, oui. Lecture politico-sociale d'une Algérie qui fête cinquante ans de son indépendance, assurément. La poétesse Rabéa Djalti nous donne à lire son troisième roman, Trône fissuré, Ed. Difaf (Liban) et Ikhtilaf (Algérie), 2013, dans lequel cohabitent trois données fondamentales, la philosophie, la politique et la psychanalyse. Il y a ici un appel à une vie sans exclusion aucune, rejetant les guerres de religion et le choc des civilisations. Un thème hautement humaniste, idéaliste, loin d'être alléchant pour tous les extrémismes, d'ici et d'ailleurs. Bien sûr, l'image de l'Algérie n'est pas en reste, il est relevé avec beaucoup d'amertume le «redressement» de Juin 1965, la grande blessure d'Octobre et les dix années de violence intégriste. Tout cela, bien cadré, écrit avec la verve poétique de Rabéa Djalti. Trois titres en tamazight ont été édités par l'Anep, louable initiative. C'est peu et beaucoup. Peu parce qu'on aurait pu se retrouver sans aucun titre dans cette langue. Beaucoup parce qu'il y a un début à tout. Et la littérature amazighe, parent pauvre de l'édition algérienne, a grand besoin d'aide. De soutien. D'encouragement. Pour ces coups de cœur, Ramdane Abdenbi, qui se confirme nouvelliste, a signé Aqcic akked yighid (L'enfant et le chevreau), recueil de nouvelles dans lequel les personnages sont en quête de ce qui leur fait défaut, ce qui peut leur éviter de tourner en rond ou de revivre les mêmes événements, et vont à la recherche de leur mémoire. Il y a là un antagonisme flagrant entre cette quête, de survie allais-je dire, où l'équilibre est à trouver entre le vécu et le «changement» attendu, donc la crainte devant l'inconnu et/ou le refus de cautionner ce qui sort de leur «ordinaire». Djoher Benmouhoub, une femme-courage, arpentant les espaces culturels, le sourire ardent, l'œil-espoir, femme debout malgré les vicissitudes de la vie, la plume alerte, l'inspiration du terroir, nous propose Ulac i yecban tayri (Rien n'est plus beau que l'amour), une pièce de théâtre qui met en conflit deux familles, conflit durable, sauf que leurs enfants n'entendent pas perpétuer la mésentente. Ainsi, un garçon et une fille décident de concrétiser leur amour, en se mariant, et mettent fin à ce qui pouvait provoquer l'irréparable. Le triomphe de l'amour dit par une femme, quelle classe ! Je considère Abdellah Hamane comme le doyen, encore en vie, des auteurs d'expression amazighophone. Amjah (Le dissolu) met en scène un Kabyle qui quitte sa région natale, abandonnant son épouse, pour rejoindre Oran, ville où il rencontre une autre femme qu'il finit par épouser. Sauf que revers de la trahison, sa seconde épouse s'en lasse rapidement et le met dehors. L'amjah, n'ayant d'autre solution que de réintégrer son premier foyer où il retrouve une femme aimante, sans haine, les bras ouverts, est le prototype du macho qui n'a de credo que la satisfaction de son égo. Beaucoup d'encre, n'est-ce pas ? De la passion, aussi. Aller titiller l'esprit (la pensée), dire son mot, mot-dire, souffler son inspiration, rencontrer la muse, ourdir le rêve à fleur de peau, laisser un message, «suspendre le temps», épuiser les rencontres, être en retard d'un livre (merci Anouar Benmalek !), tailler le poème, au burin s'il le faut, dire et se dire, s'écarteler entre l'ici et l'ailleurs, exister par le souffle de la phrase, voler la tournure à l'oubli, réinventer l'enfance, fustiger les tyrans, tracer la parabole de l'espoir : v'là le lot, consenti et assumé, de ceux (j'en ai cité certains aujourd'hui) qui font de l'écriture un sacerdoce et de ceux (sont-ils encore nombreux) qui font de la lecture un doute.