Youcef Merahi [email protected] J'avais promis, dans une de mes chroniques, un rappel à propos de poésie, de poésie algérienne. Certains tiennent à ma promesse. Je vais donc m'y consacrer pour être en adéquation avec moi-même et mon penchant pour cette roturière, cette aristocrate du verbe, surannée, pleine de vigueur tout de même quand elle enclenche son turbo lyrique, cette engeance du passé quand l'image passait strictement par le vers(tige), vestige à soumettre à une archéologie de la poésie, cet alcool frelaté qui génère une ivresse orgasmique. La poésie s'accroche à la moindre parcelle de terre cultivable, habitable, pour peu que l'on gratte quelques sillons. Elle habite l'esprit de tout un chacun, quand la douleur vient frapper au cœur dans un moment de tourmente et/ou de deuil. On n'écrit pas malheureusement la joie, on écrit ses peines. Aragon disait (je cite de mémoire) : «Les plus beaux chants sont les chants de la douleur.» La poésie est cette herbe, le chiendent, qui refuse de mourir quel que soit le climat. A chaque fois qu'un esprit clairvoyant signe son acte de décès, la poésie ressurgit du néant, comme un souvenir qui métastase la mémoire. Elle renaît de ses cendres, sphinx du passé qui hantera l'avenir de l'homme. Dès que ce dernier peine à trouver les mots, souhaite enjoliver ses dires, verse dans le pédantisme poétique ou démontre la plénitude de sa mémoire, il convoque un poète et un ensemble de vers, rimés de préférence, la poésie libre rebute le «parcœuriste», et fait dans la déclamation avec gestes à l'appui. Ainsi, même si la poésie est décriée, rejetée, boudée, non lue, elle reste néanmoins en éveil, attentive au destin de l'homme, naviguant entre les flots tumultueux de la société et résistant aux desiderata du lecteur. Des maisons d'édition tentent encore l'aventure poétique. Casbah Editions, les Editions du Tell, L.L Editions, L. de Minuit, l'Espace Libre (El Fadha Lhour) nous surprennent, bon an mal an, par des recueils. Elles me surprennent personnellement, d'autant qu'à chaque fois qu'il s'agit de poésie, un sourire entendu accompagne le prétendant, poète confirmé ou poète en herbe. Alors on se fait violence, on prend le pari d'imprimer ledit recueil qu'on lance dans le marché du livre qui, lui, réticent à souhait, le confine dans un espace excentré pour l'œil. En effet, de temps à autre, de la poésie s'édite, se vend et s'achète par des «lecteurs archaïques», me disait un vieil ami qui n'arrive pas à admettre le fait que je fasse de la «militance poétique». Cette expression n'est pas de moi, elle appartient à Madjid Kaouah, l'auteur de «Que pèse une vitre qu'on brise ?». Je crois pouvoir dire que le poète n'a pas choisi, il y a une forme de prédestination qui fait qu'il s'entête, naturellement, à tenter le vers coûte que coûte. Prédestination : lectures poétiques précoces, solitude assumée, amour du beau, confrontation insoluble avec le réel. Et que sais-je encore ? Le poète qui, titubant dans la marge de la marginalité, persiste à saisir l'ineffable avec des mots (des images, des métaphores ?) se conjugue déjà au futur antérieur. Il est déjà dans le passé. Je le sais. Lui, aussi, le sait. Mais nous n'avons cure. Même si nous pensons être une curiosité scripturaire, nous continuons à nous «shooter» de poésie, comme d'autres se shootent de shit, de vin, de foot, de mots fléchés, d'amour, de voyage, de silence, de mots croisés, de polar, de facebook... Dans la perspective de cette chronique, j'ai appelé à l'aide certains poètes qui ont récemment réussi à se faire éditer. Mohamed Attaf, le premier d'entre eux, nous offre Les fleurs de mon âme (Ed. Hibr, Alger, 2012, 80 p.) dans lesquelles il perpétue cette manie de dire en poèmes le (re)sentiment. Ici, il s'agit de l'amour filial et de la grande-paternité (puis-je utiliser cette expression ?). Attaf, justement, fait appel à son âme (de poète) pour regarder la continuité de sa gestuelle dans le regard divin de ses petites-filles. Après avoir chanté le monde, le Tiers-Monde voire, le poète, ici, indique à son inspiration, mot maudit, l'éternel recommencement : «Levez vos mains aux cieux justes/En offrant les graines du savoir/ En cultivant les sylves d'amour.» Samira Negrouche, auteure de Le jazz des oliviers (Ed. du Tell, Blida, 2010, 123 p.) écume les places de la poésie, ici et ailleurs, comme s'il s'agissait d'un poète errant. Médecin de formation, elle a préféré le stéthoscope de la belle phrase à la pratique médicale dans un hôpital, convaincue que la guérison peut provenir aussi d'une lecture thérapeutique. Dans une poésie travaillée à l'extrême, ciselée comme un bijou des mains de femme, elle (s') investit corps et âme quand bien même la réception de sa création reste facultative. En effet, elle a édité à l'étranger et on n'arrive pas à mettre la main sur ses recueils. Negrouche nous confie : «Des jambes et des caves/pourries/pour achever les poètes qui/comme l'âme de Jean Sénac/n'en finissent pas de me hanter. Abderramane Djelfaoui, un habitué de la rime, si j'ose dire, pédagogue face à ses lecteurs, je l'ai vu à l'œuvre au Salon du livre de Bouira, obstiné poétique, noircit la page – le vent en poupe —, profite de ses lectures (Homère, entre autres, dans La mer vineuse), pour subvenir à ce besoin irrépressible du Dire (de l'Awal, diront les spécialistes). L'amour n'est jamais loin dans la démesure du poète, car ce sentiment est du domaine du possible, même s'il est déclaré hors-la-loi par des hypocrites de la vie (il ne suffit pas de casser le cadenas du pont de Télémely pour suspendre la nature, que l'on se rappelle de Safia Kettou !), dans toute sa nature. Laissons Djelfaoui (et salut à Abderrahmane) : «Dicte-t-on au poète de se taire/Que tous les djinns grattent/Tessons mots en cendre.» (In «Mona monaurore», Ed. Espace Libre, Alger, 2012, 119 p.) Ahcène Mariche a déjà publié une dizaine de recueils de poésie, comme il est dans toutes les joutes où l'aède va dicter son mot d'ordre à l'oreille la plus complaisante. Il argumente. Il convainc. Il gesticule. Il lit son texte à qui veut l'entendre. Lors d'une vente-dédicace. Dans la rue. Au café. Dans l'enceinte de la Maison de la culture Mouloud Mammeri. A Tizi-Ouzou. A Oran. Je l'ai vu à l'œuvre. Il est allé encore plus loin, il a édité un Cd-rom dans lequel il déclame d'une voix de... poète une somme de textes qui englobe une thématique diverse : amour, société, mémoire, patrimoine, espoir, désillusion. Mariche sème ses vers, un peu à la manière du semeur, d'un «geste auguste». Ai-je plaqué à sa poésie ? Je l'espère. Car j'aime beaucoup le travail acharné de ce poète qui a, encore, beaucoup à nous apprendre, à m'apprendre. Dans La toupie et l'échelle, autoédition, Mariche écrit : «Pour qui a compris ma fable/Sa morale est profitable/La nature donne des connaissances/Nous apprend par l'expérience/Le raisonnement est capital/Pour conquérir l'idéal.» Je ne dirai rien de Hafsa Saïfi, auteure de L'aube nous vêt d'une robe blanche, éd. L.L, Alger, 20I0, 97 p., qu'elle se dise. Car elle a su admirablement bien se présenter, présenter sa poésie et proposer sa problématique. «Je suis née le jour de Yennayer 1987, à l'heure où tafoct (soleil) se lève en dansant (...) Aujourd'hui, j'habite une maison toujours éclairée : la poésie (...) Quant à ma poésie, elle n'est pas exclusivement un acte d'écriture, mais elle est principalement un acte de vie (...) L'acte d'écriture est un retour aux sources originelles, aux racines mémorielles ; il déchiffre le passé, pour mieux pouvoir bâtir un futur lumineux.» Quoi dire de plus ? Rien. Si peut-être que cet acte de foi me rappelle la déclaration de certains poètes, il y a de cela plus de quarante ans à Constantine, un manifeste, si ma mémoire est bonne. Les âges se confondent, les poètes se retrouvent par-delà le temps. Il s'agissait du cri de Youcef Sebti, un autre gavroche de la poésie, assassiné par les ennemis de la Lumière. Pour Saïfi, il s'agit d'une première tentative poétique. Et quelle tentative ? Tout en finesse. D'un style altier. Utilisant un vocabulaire adéquat, prouvant sa maîtrise de la langue dans toute sa subtilité. Un extrait : «Ce soir d'hiver/Je m'amuse/En limant mes vers/Sur le dos de ma muse.» Ou alors : «Quand tu dors dans tes yeux/Même ouverts/Fait-il clair soudain d'équinoxe/Folle.» Poésie quand tu nous tiens, ai-je titré cette chronique. Je vois d'ici des avis divergeants : un baume pour les férus de poésie, un haussement d'épaules pour les sceptiques. J'aurais bien aimé l'intituler On achève bien les poètes, du titre du fameux film où des danseurs n'ont pas arrêté de se trémousser jusqu'à épuisement (film de Sidney Pollack avec la sublime Jane Fonda). N'est-ce pas le sort funeste du poète ? Ceci dit, tant qu'il y aura de la vie, les poètes ne cesseront pas de hanter ce monde.