Plus tard, elle s'en voulut de ne pas avoir médité sa réponse. Idir l'appelait d'abord par intermittence, puis de plus en plus souvent. Nadia prit goût à ses appels. Gérant d'une boîte de communication, il l'a subjuguait avec ses paroles mielleuses empreintes d'une douce philosophie. Ils ont appris à se connaître. Il était marié et avait des enfants dont l'aîné avait l'âge de Nadia. Elle fut, sans savoir pourquoi, déçue de savoir qu'il a des enfants puis s'en voulut de cette absurde objection. Après tout, elle n'allait tout de même pas l'épouser ! Au début, ils n'accordèrent guère d'importance à ces conversations de routine jusqu'au jour où ils se rendirent compte qu'ils ne pouvaient pas s'en passer. Surtout qu'elles évoluaient progressivement vers des sujets plus attrayants. Idir travaillait souvent tard, retenu qu'il était dans une maison d'édition dont il était également cogérant, si bien que cela ne posait pas problème à ses appels nocturnes. De son côté, Nadia, qui occupait une chambre seule à l'écart de la maison, ne dérangeait personne. Leurs conversations étaient de plus en plus fréquentes et ils commencèrent à sentir une véritable accoutumance à ces appels téléphoniques le jour où Nadia dut s'absenter pendant quelques jours pour assister au mariage d'une proche. Elle ne pouvait ni appeler ni répondre au téléphone. Les deux souffrirent de cette rupture provisoire, ce qui déteignit sur leur comportement grincheux qu'ils étaient soudain devenus. Et le jour où ils reprirent leurs conversations, ils ne purent cacher leur joie de se retrouver et de s'avouer les affres de cette rupture momentanée ni de s'avouer l'étrange sentiment qui envahissait désormais leurs cœurs déjà submergés d'une inommable amitié. Pour fêter ces retrouvailles, Idir sortit ce soir-là sa mandoline et égrena quelques notes d'une vieille chanson que Nadia, ironie du sort, adorait également. Ainsi «son malade», en plus de ses talents d'orateur, savait jouer de la guitare et chanter les airs du terroir ! La chanson disait dans son langoureux refrain : Tiens, je t'offre mon cœur Pour que je puisse supporter ton absence Si tu veux, coupe-le en morceaux Ou bien, si le cœur t'en dit jette-le en pâture aux poissons. Comble du hasard, quelques jours plus tard, alors qu'Idir fut convié à une fête dans son village natal, il fit la rencontre de l'auteur de la chanson. Il prit une photo avec lui, le passa au téléphone à Nadia et lui fit écouter l'intégralité de la chanson donnée au spectacle. La fille croyait rêver. Elle savoura la chanson en rythmant chaque couplet avec une coulée de chaudes larmes de ce bonheur qu'on ne ressent qu'une fois dans sa vie. Et ce fut le début d'une étrange romance entre un homme âgé et une jeune fille à peine sortie de l'adolescence. Et les sujets de conversation qui tournaient autour de la culture et du quotidien débordaient désormais sur les choses de la vie. Trépidante, la fille qui ne manquait ni de traits ni d'attraits était objet de convoitises des jeunes de son âge et de tous les hommes qui la croisaient. Mais aucun n'exerçait sur elle autant de fascination que cet homme au bord de la vieillesse, et qui, de surcroît, traînait un handicap né de son récent accident. De son côté, l'homme ne s'empêchait pas de dire toute l'affection qu'il lui portait et l'étrangeté des sentiments qu'il éprouvait pour elle. Etait-ce ce besoin de reconnaissance à la fille, une admiration pour son geste ou tout simplement un désir de communiquer avec une fille formatée au modernisme ? Mais tous les deux faisaient semblant de refouler ce qui était plus qu'une évidence : la naissance de sentiments qui les faisaient vibrer comme les feuilles du printemps secouées par le vent. La fille confia son secret à l'une de ses confidentes qui trouvait normal que deux êtres humains s'entendent bien quel que soit leur âge. Et surgit soudain cette lancinante question : «Existe-t-il une amitié entre un homme et une femme ?» Une question que ne se posent pas nos deux comparses qui songent désormais à se voir. La proposition vint d'idir et Nadia feint de la décliner avant de dire oui. La première rencontre se fit à Alger dans un lieu public où se rencontrent des gens d'une certaine culture. Idir fit tout pour mettre la fille visiblement gênée et quelque peu distante à l'aise. Ils déjeunèrent dans un restaurant kabyle qui diffusa étrangement à ce moment précis leur chanson fétiche. Le soir venu, ils rirent à gorge déployée de cette coïncidence. Puis, cette rencontre en entraîna d'autres, et l'entente devenait de plus en plus parfaite entre eux. Idir abreuvait Nadia de sa philosophie, lui présenta des artistes et des auteurs, lui fit aimer la lecture et tout ce qui encense la vie. Nadia évolua au rythme de cette nouvelle vie, s'imbiba de cette douce folie dont ne sont atteints que les gens qui savent planer au-dessus des pauvres contingences. Elle devint plus attentive aux choses dont elles ignorait jusque-là l'existence et Idir plus sensible aux soubresauts de la jeunesse. Jusqu'au jour où ils s'avouèrent leurs sentiments. La vie a soudain basculé pour Nadia dont le comportement n'a pas échappé à l'une de ses sœurs. De réservée et timide qu'elle était, elle s'est transformée en une fille gracieuse qui plane plutôt qu'elle ne marche emportée par la joie et l'ivresse de la vie. Idir, de son côté, se montrait plus conciliant avec ses employés, plus ouvert avec ses enfants et sa famille et surtout plus rêveur. Ainsi, les appels se firent de plus en plus fréquents et les rencontres plus assidues. Un jour, il fut appelé au village pour quelques jours. Le soir venu, il sortait parapluie en main pour l'appeler. On était en plein hiver, et ce rituel continuait en dépit du froid glacial. Sur le manteau neigeux, il lui arrivait de tracer le nom de la fille qui souriait à cette puérile peinture. De son côté, elle lui adressait de troublants SMS auxquels il répondait avec l'entrain d'un adolescent. Le démon de minuit l'habitait-il ? Il refoulait cette hypothèse se convainquant de l'amitié qu'il avait pour cette fille angélique à laquelle il souhaitait tout le bonheur de la terre. La fille aussi bien que l'homme se vouaient en effet un respect sans bornes et rien ne pouvait les pousser à des étreintes que pourtant ils désiraient ardemment tous les deux. Ils savaient qu'ils n'avaient pas le droit d'outrepasser certaines règles ni dépasser certaines limites qu'ils s'étaient imposées de facto sans qu'ils eurent besoin de se les dire. C'était là que résidait la sacralité de leur relation. Ils parlaient de tout mais ne faisaient rien qu'ils auraient à regretter par la suite. Leur seul contact physique se limitait à ces têtes qui venaient se poser sur l'épaule de l'autre ou à ces regards pleins d'amour contenu. Elle était fascinée par Idir et Idir subjugué par Nadia. Au fond, s'avouait Idir, la fille ressemblait à bien des égards à cette Nadia chantée et sublimée par Cherif Kheddam dans des vers répercutés par ces montagnes qui ont vu naître ses parents. Et pour Nadia, Idir symbolise cette pureté de l'âme et cet amour de la vie qu'on vit même après la mort. Mais toutes les meilleures choses ont une fin. Car un jour, à Nadia se présenta un sérieux prétendant. Elle mit du temps pour l'avouer à son ami. Il en eut le cœur brisé, mais il ne pouvait que souhaiter bon vent à son amie. Il a vécu sa vie et se devait de la laisser vivre la sienne. Doucement, à pas feutrés, il entreprit de libérer le champ à ce nouvel arrivé qui sera désormais l'homme de la vie de Nadia, sa désormais ex-amie, sa confidente, et son refuge soudain investi par le jeune homme... Elle se rendit vite compte du chagrin causé à son ami qui préférait avoir le cœur brisé que de compromettre son avenir de fille à laquelle la vie ouvrait les bras. Même si elle avait beau lui avouer qu'elle ne pouvait pas concevoir la vie sans lui, il se résolut à la laisser vivre sa vie. C'est ainsi qu'il se retira subrepticement, les yeux noyés de larmes et le cœur brisé par une romance jamais vécue par d'autres.