[email protected] Il fut un moment où la Turquie constituait une étape obligée pour nos trabendistes, que le gouvernement de l'époque chérissait jusqu'à leur ouvrir une ligne aérienne desservie par notre si chère compagnie nationale. C'était la période faste de la «Turcophilie», que d'aucuns poussaient jusqu'à l'absurde, jusqu'à se trouver des ancêtres sur les rives du Bosphore. A l'époque, toutefois, se réclamer d'une ascendance turque, voire ottomane pour les plus religieux, n'était pas aussi saugrenu. Au nom de la diversité et de la diversification des origines, des concitoyens ont cru devoir se passer des habituelles références aux «ancêtres», venus du Yémen(1). Avec la libéralisation économique, les trabendistes, ruinés par des importateurs plus musclés, et qui n'avaient plus les moyens de se payer un billet d'avion (de notre chère compagnie), ont dû renoncer au rêve turc. Qu'importe, la mondialisation soufflant du bon côté a changé la donne : à défaut d'aller chez eux, ce sont les Turcs qui sont venus chez nous, et qui s'en félicitent, me semble-t-il. L'arrivée au pouvoir du parti islamiste d'Erdogan, l'AKP, et l'accès de nos islamistes aux portefeuilles, a joué un rôle déterminant, semble-t-il, dans cette mini-invasion. Il est d'ailleurs de notoriété publique que la résurrection du califat ottoman est un des points-clés du programme commun aux tenants de l'islam politique. Rassuré par l'allégeance renouvelée de la «Régence» d'Alger à la «Sublime Porte», Recep Tayyip Erdogan (que les Arabes prénomment Tayeb par souci de simplification et de récupération) s'est tourné vers l'Egypte, ancien joyau de la couronne ottomane. Lasse, le 3 juillet dernier, l'armée égyptienne a mis fin à la courte expérience du pouvoir que les «Frères» d'Erdogan exerçaient avec Morsi, et surtout avec une incompétence rare. Fureur du «Tayeb» qui crie au «coup d'Etat», en souvenir de celui d'Atatürk qui renversa la monarchie et institua une république laïque en Turquie. D'escalade verbale en escalade verbale, l'islamiste turc a encore dépassé les bornes mardi dernier en affirmant à nouveau qu'Israël était derrière la destitution de Morsi. Ce qui peut paraître un peut fort de café, de la part d'un dirigeant politique dont le pays est l'allié traditionnel d'Israël, qu'il a reconnu en 1949, bien avant d'admettre le droit à l'indépendance des Algériens. Toutefois, derrière la diatribe israélienne d'Erdogan, se dissimulent une longue coopération et des négociations avancées pour la fourniture de gaz israélien à la Turquie. Seulement, le rétablissement du califat, objectif premier des islamistes, vaut bien quelques entorses à la morale, dite islamique, dont se prévalent les «Frères», à Ankara et au Caire. Il y a 35 ans, les Frères musulmans traitaient la Turquie de «Second Israël», aujourd'hui, ils sont amis des Turcs et vivent en bon voisinage avec les Israéliens. En matière d'opportunisme, on dirait que le rusé Muawwya a laissé une belle descendance ! D'ailleurs, comme l'affirmait la semaine dernière le quotidien londonien Al-Charq Al-Awsat, c'est Erdogan qui aurait conseillé à Obama d'opter pour les Frères musulmans, «seule alternative modérée aux extrémistes d'Al-Qaïda». Mauvais choix, s'il en fût, parce que selon Al-Djazira, l'autre quotidien saoudien, «le terrorisme est né sous le manteau des Frères musulmans, et plus précisément de son aile "qotbiste"(2) du mouvement. Donc, on ne peut pas demander à ceux qui sont à la source du problème de lui trouver une solution. Tout comme on ne peut pas demander à un membre de la maffia d'être à la tête des services de police. Mais il apparaît aujourd'hui que les Américains ont compris que le mouvement Al-Qaïda et les autres groupes Djihadistes n'ont jamais été aussi présents en Egypte que sous le pouvoir des Frères musulmans». Evoquant encore le cas de la Tunisie, depuis que ce pays est dirigé par un mouvement similaire, le quotidien note qu'il suffit de comparer les acquis des Tunisiens d'avant «Al-Nahdha», et ceux d'après. «On voit que les Frères de Tunisie n'ont pas montré qu'ils s'acheminaient vers la solution des problèmes, mais plutôt vers leur complication. Tout ce qu'a obtenu le gouvernement d'Al-Nahdha c'est que les groupes djihadistes sont devenus plus forts et ont renforcé leur présence et leur influence en Tunisie. Ce qui prouve que djihadistes et nahdhawistes sont les deux faces d'une même médaille.» Quant à l'expérience islamiste turque, elle est jetée aux orties par Al-Djazira qui estime que «l'islam d'Erdogan n'est autre que l'islam d'Atatürk, et que le mérite de la réussite économique de la Turquie doit revenir à Turgut Ozal»(3). Autre déconvenue pour les Frères musulmans, ce samedi, ils se sont empressés de saluer le remplacement du chef de la police de Dubaï, Dhahi Khelfane, par son adjoint, Khamis Matar Almazeyna. Mais dans la soirée du même jour, le même Dhahi Khelfane rejouait au rossignol sur son compte Twitter en affirmant qu'il était toujours au sommet de la hiérarchie des services de police. Il a promis aux Frères musulmans, dont il est l'ennemi juré, qu'il serait toujours à leurs trousses et qu'ils «recevraient bientôt un coup fatal». Voilà qui prouve quand même qu'il y a toujours dans les hiérarchies arabes des musulmans qui échappent encore à l'emprise des Frères. A. H. (1) Je rappelle aux préposés à l'actualisation de nos bêtisiers cette formule d'un confrère à propos d'un marcheur arabe, qui traversait l'Algérie : «Il est venu de Bahreïn à pied, comme l'ont fait jadis nos ancêtres.» (2) De Sayed Qotb, l'un des théoriciens de l'islam politique, qui fut un brillant critique littéraire et un ami de Naguib Mahfouz, avant de le vouer aux gémonies. Membre du mouvement des Frères musulmans, il a été condamné à mort et exécuté, en 1966, sous Djamal Abdenasser, pour complot. (3) Comparer l'islam de Kemal Atatürk à celui de Recep Tayyip Erdogan, c'est comme assimiler l'abeille (Atatürk) à une guêpe (Erdogan). Quant à Turgut Ozal, il a été Premier ministre (1983-1989), puis Président de la Turquie (1989-1993), et il est mort en cours de mandat. Il est considéré par les spécialistes comme le véritable père du boom économique turc.