En Egypte, à un an d'intervalle, le commandement de l'armée et le président de la République ont commis un exploit comparable : ils ont regroupé contre eux des forces politiques habituellement opposées. En juin 2012, le maréchal Tantawi, alors président du Conseil supérieur des forces armées (CSFA), dissout un Parlement, à peine élu, réinstaure de fait le couvre-feu et décrète d'autres mesures liberticides. Avant les élections présidentielles où l'Egyptien découvre le nom et le visage de Mohamed Morsi, le maréchal Tantaoui s'applique à conserver le pouvoir sans même être candidat. Le président du CSFA agit comme les Mamelouks, mercenaires de l'Empire ottoman qui castraient le vainqueur avant de le transformer en eunuque, avant de lui confier symboliquement le pouvoir. Tantaoui avait alors tenté un coup d'Etat constitutionnel. N'oublions pas que la chute de Hosni Moubarak était un coup d'Etat militaire par foule interposée. Il est vrai que le Raïs déchu, malgré son long règne, n'avait jamais été élu démocratiquement. D'autant plus que sa volonté de designer son fils, Gamal, comme son successeur à la tête de l'Egypte était inacceptable aussi bien par les militaires que par les Américains. Après les soubresauts de la place Al-Tahrir, le maréchal Tantaoui organise une transition annoncée démocratique mais sous contrôle. L'armée s'était arrogé le pouvoir législatif ! Face au candidat islamiste mais par défaut, l'armée soutien le général Chafik, dernier Premier ministre de Moubarak. Croyant qu'avec un couvre-feu qui ne dit pas son nom et la dissolution du parlement, le commandement militaire peut faire élire son candidat. Seulement ces dispositifs liberticides ont joué le rôle d'intégrateur négatif. Involontairement, le maréchal Tantaoui a fédéré contre son candidat, le général Chafik, des forces contradictoires allant des nassériens aux salafistes du Parti En-nour qui ne voulaient pas initialement voter pour leur Frère musulman ennemi : Mohamed Morsi. Cependant, malgré un électorat hétéroclite, le candidat des Frères n'est élu qu'avec 51% des voix. Le maréchal Tantaoui avait tiré le premier en ratant sa cible, Mohamed Morsi maintenant président de la République ne tardera pas à se débarrasser de ce castrateur amateur. L'attaque de Rafah, en août 2012 dans le Sinaï, faisant 16 morts parmi les gardes-frontières, donne l'occasion à Mohamed Morsi de limoger Hussein Tantaoui. Ce dernier aurait ourdi un complot contre le président. Peu importe, sans le dire aussi clairement, Morsi «nomme et dégomme» les généraux. Il devient autoritaire, il oublie qu'il n'a été élu que par à peine plus de la moitié des Egyptiens. Morsi ignore l'opposition et autres minorités, il néglige l'économie. Autant d'erreurs qui vont le transformer à son tour en intégrateur négatif. Morsi fédère une majorité hétéroclite contre lui. L'armée a certainement joué un rôle dans cette rébellion, dite «Tamarod», mouvement qui a lancé une pétition exigeant le départ du premier président civil et élu sans fraude du pays. La foule est, rappelons-le, le meilleur levier pour les coups d'Etat militaires en Egypte. Toutes les villes du pays manifestent contre Morsi. Mais cette fois, les images diffusées sur toutes les ondes ne sont pas filmées par Al-Jazeera mais par des caméras embarquées sur des hélicoptères militaires. Commence dès lors le marketing d'un coup d'Etat. Les pro-Morsi manifestent aussi, des affrontements meurtriers laissent entrevoir le pire. Les militaires débarquent un élu, suspendent la Constitution. S'instaure un vide juridique. Un peu comme en Algérie en 1992 mais avec une différence de taille : les militaires égyptiens sont soutenus par les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite et Israël, entre autres. Excuser du peu. L'Orient est compliqué mais l'Occident se contredit. Après avoir salué l'élection démocratique de Mohamed Morsi, Washington applaudit, un an plus tard, un coup d'Etat militaire comme si ce n'était qu'une belle échappée d'un cycliste du tour de France. Dopés par les 12 milliards de dollars d'aide des Saoudiens et Emiratis, par le maintien de l'aide militaire américaine de 1,3 milliard de dollars et par un prochain prêt du FMI de 5 milliards de dollars, les généraux égyptiens entendent conserver le maillot jaune. «Entre les Frères et l'armée, il y a un langage commun, mais pas de place pour deux. Le projet d'installation d'un Etat islamique passe par une castration de l'armée et ses prérogatives», estime Tewfik Aclimendos, chercheur et spécialiste de l'armée égyptienne. Il s'agit moins d'un différend idéologique ou religieux que d'une concurrence entre deux élites qui ne sont pas prêtes, ni l'une ni l'autre, à partager pouvoir et privilèges. «Les militaires pensent être les seuls vrais propriétaires du pays, poursuit Tewfik Aclimendos. Ils ont une vision patrimoniale du pouvoir et se voient comme les seuls garants de l'Etat-nation et de sa diversité confessionnelle.» Toujours obsédés par les Frères musulmans, les militaires égyptiens ont peut-être réagi comme Denys de Syracuse qui, de peur des rasoirs des barbiers, se brûlait la barbe.