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L'entretien de la semaine Djamila Musette, sociologue, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (cread), alger, au soirmagazine :
«La mendicité, c'est la mort sociale»
Dans cet entretien, Djamila Musette nous apporte son éclairage sur les raisons qui poussent à la mendicité et nous définit par ailleurs la notion de pauvreté en Algérie. Soirmagazine : Ne pensez-vous pas que tendre la main est la solution de facilité, un commerce plus qu'un besoin matériel ? Djamila Musette : Vous voulez me demander si la mendicité est la solution à un problème ? Quelle en est la cause ? La mendicité est le résultat d'une combinaison de situations : crise des valeurs familiales (telles que l'absence de solidarité), l'apparition de nouvelles normes (telles que chacun pour soi), problèmes d'emploi, conflits familiaux et déséquilibre du développement entre la ville et la campagne. Je m'explique à partir de récits de vie menés auprès des mendiants. Le premier vécu est celui de l'époux au chômage. La famille ayant atteint le dénuement, l'épouse se trouve dans le besoin de tendre la main. Deux facteurs la poussent vers cette sortie. L'emploi de femme de ménage lui est refusé, car issue d'un bidonville, l'image du vol et de l'hygiène dans la tête des ménages à qui elle s'adresse lui ferment la porte à ce type d'emploi. Ajouter à cela l'absence de soutien de la famille pour traverser cette phase qui complique le vécu. Il ne reste alors que la recherche de l'anonymat pour s'adonner à la mendicité et nourrir ses enfants. A travers d'autres récits, j'ai découvert des histoires de déchirement de familles provenant d'un problème d'héritage où le plus fort physiquement gagne. Il s'agit alors de rupture, de solitude et de fuite de l'espace habituel à la recherche d'un travail, d'un toit, d'une autre vie... et c'est le vide, la chute vers la mendicité. Pour cette situation, je citerai le cas d'une famille qui vient d'une ferme de Médéa. Le père décède. L'époux de la mendiante a été agressé par ses frères et renvoyé. Il vient d'abord seul à Alger à la recherche d'un emploi. Une mendiante l'héberge dans son bidonville. Il l'épouse selon la Fatiha. Son fils aîné le retrouve. Puis la première épouse et le reste des enfants le rejoignent. C'est le regroupement familial. La nouvelle vie ? Ce sont deux épouses mendiantes. La fille aînée, mariée dans ce nouveau cadre, tombe aussi dans la mendicité, car son époux, chômeur, est en prison pour vol. Enfin, tous les enfants sont dans l'apprentissage et l'exercice de ce «métier». La première épouse circule dans les cités de Gué-de-Constantine en faisant du porte-à-porte ; la seconde est sur un trottoir d'Alger-Centre, tandis que la fille aînée est à Kouba, son bébé sur les genoux. Donc, il serait plus juste de parler de «famille mendiante». Les femmes, majoritaires sur le trottoir ou sonnent aux portes, les hommes font des petits boulots, tandis que les jeunes sont attirés par le vol. D'ailleurs, le fils aîné est en prison pour vol dans une pharmacie. Enfin, le déséquilibre entre la ville et la campagne engendre aussi, dans certains cas, des migrations internes à la recherche d'un emploi et d'un autre cadre de vie. Mais le résultat peut être la mendicité et le bidonville... c'est un peu la campagne en ville... une promotion ? Puis tendre la main en attendant un travail (pas de la terre !) est considéré comme une phase transitoire. Mais qui dure ! La seconde phase est celle de la reproduction. Ces nouveaux venus intègrent la nouvelle grande famille... celle des mendiants. Là existe un ordre interne spécifique avec un chef qui les protège : l'être humain a besoin de vivre en société. C'est le cas des mendiants à Gué-de-Constantine. Mais encore là, il existe deux communautés : celle des Algériens et celle des Tunisiens. Mendier ne cacherait-il pas l'absence d'une richesse interne ? Cette question relève plutôt de la psychologie, je ne voudrais pas m'aventurer dans un domaine qui n'est pas le mien. Que signifie pour vous «être pauvre»? La pauvreté est le résultat de la conjugaison de facteurs, tels que faible revenu, faible niveau d'instruction, malnutrition, santé médiocre... La mendicité serait le degré maximum de la pauvreté, la misère. Les mendiants sont des personnes sans revenu, sans ressource et sans aide sociale, à part l'acte d'aller vers l'autre pour demander le minimum : à manger. Mais nos observations du terrain (à Alger) dévoilent que nos mendiants ne sont généralement pas maigres, donc le niveau de pauvreté est relatif. «Etre pauvre» dépend finalement de la société et du mode de vie. Tous les pauvres recourent-ils systématiquement à la mendicité ? Non ! Donner de l'argent n'encouragerait-il pas ce phénomène ? Oui, mais c'est un geste qui fait appel à l'émotion... donc les gens émotifs sont les plus piégés. Pourquoi est-on arrivé à ne plus distinguer le «vrai» du «faux» mendiant ? Parce qu'il y a de bons simulateurs parmi les faux mendiants. Je citerai le cas de ceux qui circulent avec une ordonnance... Est-ce que la baisse de solidarité constatée ces dernières années ne constitue pas le maillon faible de cette problématique ? La mendicité c'est la mort sociale. Elle exprime d'abord l'explosion de la grande famille. La pauvreté a toujours existé mais elle est étalée dans la rue par manque de solidarité et l'absence de relais qui devaient être mis en place par le ministère de la Solidarité, les mosquées, les associations, la société civile. Les enfants sont eux aussi embarqués dans cette folie. Que fait-on pour désamorcer cette bombe à retardement ? Ce sont des enfants en «danger moral». Leur prise en charge relève de la Direction de l'action sociale du ministère de la Solidarité. Deux modes de prise en charge existent : celui en «milieu ouvert» et celui en «milieu fermé» où l'enfant est retiré de la famille. Gandhi, dans les années trente, disait : «Si j'avais le pouvoir, la première chose que j'interdirais serait la mendicité.» Qu'en pensez-vous ? En Tunisie, la mendicité était interdite sous le régime de Ben Ali. Les mendiants utilisaient des artifices pour mendier. Par exemple, certains déposent de petits messages sur les tables des cafés ou salons de thé... Après Ben Ali, la mendicité a refait surface. Les mendiants sont devenus parfois agressifs. Donc l'interdiction n'est pas la solution. LES VENTRES Des ventres pleins Des ventres vides Des ventres creux Des ventres gros Des ventres sans un grain. Des ventres nourris de rien. Des mains tendues Des regards vides Des rêves brisés Des mains croisées Sur le néant. Des silences... longs Des soupirs... Des prières... Des supplications Des cris. Des revendications Au cœur de ma Cité Dénudée Sans slogan Celle du nouveau temps... Sans fard. Des nouveaux rois ! Des bas fonds ! Des bras... longs ! Celle des mille et un visages De misère Et de richesse... Qui assiègent Votre conscience... Et dérangent Votre insouciance... Et votre désir De siroter Votre café... En paix. Par Djamila Belhouari-Musette