Par Hassane Zerrouky Saïd Mekbel a été assassiné le 3 décembre 1994. Evoquer l'homme, le journaliste et le brillant billettiste qu'il fut, par ces temps de religiosité salafiste ambiante, de repli identitaire et religieux et de culture de l'oubli, est un devoir de mémoire. Envers celui avec qui j'ai travaillé au Matin et envers tous ces journalistes – plus d'une centaine – assassinés durant ces années 90, les auteurs de ces meurtres n'ayant jamais été retrouvés. Difficile d'oublier ce samedi 3 décembre 1994, un jour de grisaille. Ce jour-là, il est midi, Saïd Mekbel déjeunait avec une collègue du Matin à la pizzeria Marhaba, rue Belhouchet, à Hussein-Dey, à moins d'une cinquantaine de mètres des locaux du journal, avant qu'un homme surgissant des toilettes ne lui tire une balle dans la nuque. Saïd n'est pas tombé. Il est resté assis, tenant entre ses mains un couteau et une fourchette, la tête légèrement inclinée comme s'il réfléchissait en regardant le contenu de son assiette. Il respirait encore quand nous sommes accourus, deux collègues du journal, — Abdelwahab Djakoun, le photographe Hebbat Wahab et moi, dans ce restaurant vidé soudainement de ses clients habituels, nous lui avons demandé de tenir avant l'arrivée des secours. Le crime, bien que revendiqué, est resté impuni. Dans le matin du 3 décembre 1994, sous le pseudo Omar Sahli, j'écrivais ceci : «Saïd Mekbel se revendiquait volontiers d'être «un petit Kabyle», une façon comme une autre de faire un pied-de-nez aux «grands de ce pays». Saïd Mekbel était le 33e journaliste assassiné depuis qu'un certain Mourad Si Ahmed, dit Djamel Al-Afghani, alors «émir» du GIA (Groupe islamique armé), avait décrété, en 1993, que «les journalistes qui combattent l'islam par la plume périront par la lame». Témoin du crime – il était attablé à quelques mètres de Saïd — notre collègue Amar Ouagueni (36 ans), fervent supporter de l'USMA et surtout musicien de chaâbi, qui tombera huit mois plus tard sous les balles des tueurs un 21 août 1995 dans son quartier de la Scala à Alger. Si les journalistes assassinés faisaient la «Une» des quotidiens nationaux, provoquaient aussitôt des rassemblements de journalistes et de la société civile et parfois des grèves des journaux en signe de protestation, ailleurs, excepté pour l'assassinat de Djaout, puis de Mekbel, la mort des journalistes algériens ne faisait pas pleurer dans les chaumières : dans les médias français, excepté l'Humanité, ils avaient droit au mieux à une info, une brève — entre 600 et 1 000 signes en jargon journalistique. Mais bon... En ce temps-là, les journalistes algériens étaient bien seuls. La solidarité internationale – je l'avais évoqué lors d'une émission sur France Culture à laquelle participait Edwy Plenel — n'était pas au rendez-vous. Et quand elle l'était – je me souviens d'un débat à Lille en 1993, puis à Orléans en 1995 où venant d'Algérie on devait expliquer ce qui se passait alors, les menaces auxquelles étaient confrontés les journalistes algériens, il nous fallait convaincre ceux qui nous écoutaient que les auteurs des crimes appartenaient au GIA et au FIDA (Front du djihad armé), ce groupe spécialisé dans les assassinats des intellectuels et artistes, et ce, en raison du doute insinué par des médias français tendant à déculpabiliser les islamistes, même quand ils revendiquaient haut et fort leurs crimes. Il nous fallait donc expliquer que l'éradication des élites algériennes était le but visé par «ces monstres qui veulent éteindre les étoiles», selon l'expression du regretté Matoub Lounès. Et ma foi, les terroristes y ont presque réussi : l'Algérie s'est vidée de ses élites – plusieurs centaines de milliers de cadres, intellectuels, chercheurs, membres des professions libérales, artistes – ont quitté le pays. Et cela se ressent aujourd'hui à tous les niveaux au point où le «raki» est en train de supplanter le militant démocrate... Cette époque est certes derrière nous. Mais les journalistes ne sont pas pour autant à l'abri, car la liberté de la presse est loin d'être acquise. Elle le sera sans doute le jour où un chef d'Etat élu démocratiquement fera siennes ces phrases du Président américain Thomas Jefferson prononcées il y a près de 200 ans : «La sécurité de tous réside exclusivement dans la liberté de la presse» et que «ceux qui renoncent à la liberté au nom de la sécurité ne méritent ni la sécurité ni la liberté.» Entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, Jefferson précisait qu'il opterait pour les journaux.