La lutte à mort entre le Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan et l'organisation religieuse qu'il accuse de vouloir précipiter sa chute a ravivé en Turquie toutes les théories du complot, grand classique de la vie politique locale. «Etat dans l'Etat», «organisation criminelle», «gang»... Depuis un mois, le chef du gouvernement ne mâche pas ses mots contre la confrérie de Fethullah Gülen. Il soupçonne son réseau, forcément puissant et opaque, d'avoir infiltré la police et la justice pour provoquer sa chute par le biais d'une vaste enquête anticorruption. A longueur de discours, M. Erdogan se fait fort de révéler les «ambitions et les désirs» de l'organisation ou «l'empire de la peur» qu'elle ferait régner. Tous les membres du gouvernement se sont rangés comme un seul homme derrière leur Premier ministre et agitent à leur tour le spectre de la «conspiration du 17 décembre», ourdie «à l'intérieur et à l'extérieur» de la Turquie, forcément. La presse proche du régime n'est pas en reste, distillant à longueur de colonnes les «preuves» de la machination. Le quotidien Sabah s'est ainsi délecté de la publication des «détails choquants» d'enregistrements d'origine suspecte de conversations téléphoniques entre l'imam Gülen et quelques-uns des plus grands patrons du pays. En Turquie, les spéculations vont bon train. Les enquêtes en cours qui visent des dizaines de proches du régime portent sur des ventes illégales d'or à l'Iran ou des pots-de-vin versés lors de marchés publics. Banal, mais apparemment insuffisant. «Ce scandale cache surtout des manigances sur le marché énergétique entre la Turquie, la Syrie, l'Iran et l'Irak», affirme très sérieusement Yildirim, un informaticien de 31 ans interrogé dans les rues d'Istanbul. «Les théories du complot sont très prisées en Turquie», résume le politologue Cengiz Aktar, de l'université privée Sabanci d'Istanbul, «dans toutes les sociétés opaques, les rumeurs remplacent l'absence d'information». Pendant les longues années où l'armée a exercé sa tutelle sur la vie politique du pays, c'est «l'Etat profond», ce conglomérat occulte d'intérêts nationalistes et antieuropéens, qui a alimenté tous les bruits, fondés ou non, de coups d'Etat. En juin dernier, le Premier ministre a recouru à la même technique contre la fronde de la rue. Les manifestants qui exigeaient sa démission étaient manipulés par un «lobby des taux d'intérêt» hostile à la marche en avant du pays, avait-il alors clamé, sans convaincre. Mais cette fois, le visage même de son adversaire semble donner un peu plus de prise à sa nouvelle chasse aux sorcières. «M. Erdogan est chef d'un parti politique. Il est totalement visible et légitime», note le chercheur Nihat Ali Ozcan (université privée TOBB), «alors que le mouvement Gülen, lui, n'est pas transparent et les frontières de sa structure sont très floues». Agé de 73 ans, M. Gülen a bâti depuis son quartier général américain un puissant réseau d'écoles, fondations ou médias qui diffusent la culture turque dans le monde entier. Sa communauté revendique plusieurs millions de partisans et des relais influents dans les affaires, la police et la magistrature turques. Comme le répètent ses porte-voix officiels, le mouvement nie toute ambition politique. «Nous nous sommes toujours refusé à donner la moindre consigne politique», assure le vice-président de la Fondation des journalistes et écrivains, Cemal Usak. Mais la guerre fratricide qui déchire la majorité islamo-conservatrice du pays pourrait, à la veille des élections municipales de mars et présidentielle d'août, changer la donne. «Le mouvement prétend depuis des années être indifférent à la politique et ne s'intéresser qu'à la paix et au dialogue interreligieux mais nous voyons maintenant qu'il est très actif dans la police et la justice», souligne Bayram Balci (fondation Carnegie). «Ce côté nébuleux va écorner la réputation du mouvement». Spécialiste du Moyen-Orient à la Heritage Foundation américaine, Jim Phillips n'en croit pas un mot. «Je ne pense pas que le mouvement Gülen constitue une grande menace pour la Turquie», juge-t-il, «M. Erdogan l'exagère uniquement pour distraire l'attention de l'opinion publique du scandale qui vise son gouvernement». En Turquie, les critiques de M. Erdogan s'amusent volontiers de ce discours «conspirationniste», dénoncé comme un écran de fumée grossier. Mais certains s'en inquiètent aussi. «Comme avec celles de «communisme» pendant la Guerre froide ou d'«islamisme» pendant le coup militaire de 1997, les accusations de «gülenisme» mettent en danger la démocratie», a averti récemment le célèbre journaliste Hasan Cemal.