Par Zineddine Sekfali L'actualité politique internationale des dernières années est marquée par la multiplication des points chauds dans le tiers-monde et la persistance des confrontations armées dans le monde arabe et en Afrique, plus particulièrement. Le fait le plus remarquable est que des évènements jusqu'alors maîtrisés et canalisés par les pouvoirs en place se sont subitement transformés, sans que l'on sache ni pourquoi ni comment, en des torrents impétueux brisant les digues de protection et dévastant tout sur leur passage. Des chefs d'Etat rivés au pouvoir depuis dix à quarante ans, et persuadés qu'ils étaient inextirpables, sont tombés les uns après les autres, balayés dans des conditions peu honorables et parfois tragiques. De Ben Ali de Tunisie, qui a fui en Arabie Saoudite, au putschiste Michel Djotodia de Centrafrique que ses pairs africains ont poussé à la démission et qui a pu partir sain et sauf au Bénin, les exemples sont nombreux. Ce qu'il faut noter, c'est que partout ailleurs dans le monde, à l'exception toutefois des vives tensions récemment survenues en Ukraine et en Thaïlande, l'alternance au pouvoir est chose normale et les changements se font pacifiquement et démocratiquement... Dans nos régions, s'il est exact que l'on n'ose plus d'en appeler à «l'homme providentiel» ou au «petit père du peuple», on reste hostile au pouvoir et on lui préfère le «changement dans la continuité» ou mieux une «alternance sans changement». Et tant pis, si des pays voisins sont en train de brûler ! S'agissant spécialement des pays arabo-musulmans, les faits dominants à retenir sont les suivants. En premier lieu, il y a manipulation systématique et généralisée de l'Islam à des fins politiques ou partisanes. En second lieu, il y a réactivation du sectarisme religieux et de son substrat, le tribalisme. En troisième lieu, il y a résurgence des conflits entre sunnites et chiites, apparus dans la seconde moitié du VIIe siècle (vers 650) et qui ont donc repris, quatorze siècles après, plus hargneux et sanglants que jamais. En quatrième lieu, on a constaté l'apparition de foyers de peur et de haine, en Syrie, en Irak et même, hélas, en Algérie, où en plus du terrorisme dit résiduel, de graves menaces de conflits ethnico-religieux sourdent des sables du désert, dans le M'zab et au pays des Chaâmba. Un autre constat s'est par ailleurs imposé : la Ligue arabe reste, en dépit des efforts de quelques hommes de bonne foi, un lieu de palabres et de chicanes, d'où il ne sort quasiment rien de positif. En effet, malgré les appels à la raison et les offres de médiation, la Syrie se débat dans les affres d'une guerre pas aussi civile qu'on le prétend. Un effroyable fleuve de sang y sépare les protagonistes. Le pays est en ruine, des villes sont éventrées, des quartiers ont été rasés au point que les Syriens n'auront pas assez d'une génération pour «concasser les décombres» et déblayer les gravats avant d'entreprendre le long travail de reconstruction du pays et du tissus social. En effet, à chaque jour qui passe, Damas, Homs et Alep notamment nous rappellent le sinistre sort subi jadis par Rome sous le pyromane Néron, Guernica bombardée par les Stukas, Varsovie ravagée par la Wehrmacht, Sarajevo et la Bosnie du temps de Milosevic, Karadzic et compagnie, Grozny en Tchétchénie écrasée par la lourde armée russe. Il faut prendre garde à ce que l'arbre — en l'occurrence les lâches attentats d'Al Qaïda — ne cache pas la forêt des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et du génocide qui sont perpétrés depuis trois ans en Syrie. Quant au Liban, mosaïque fragile gravement contaminée par le mal syrien, il risque à tout instant de voler en éclats pour le bonheur des apprentis sorciers et autres fous furieux locaux. Dans l'Irak, déchiré en ethnies et en sectes, l'insécurité et le désordre sont devenus structurels. Ce pays se détruit sous le regard stupide des Occidentaux, des Arabes et d'une camarilla irakienne politico-cléricale, incroyablement hautaine. Le Yémen, encore vacillant, est confronté à la vieille fracture qui le sépare en deux parties ; pour réduire cette fracture sans effriter le pays, les partenaires politiques ont convenu, sous l'égide d'un médiateur de l'ONU, discret et efficient, de mettre de côté l'idéologie jacobine centralisatrice prétendument révolutionnaire, pour adopter à sa place le fédéralisme qui convient au Yémen. Souhaitons aux Yéménites de sortir vite de la situation moyenâgeuse et du centralisme paralysant dans lesquels ils ont été enfermés par leurs anciens dirigeants. La Libye s'est, en ce qui la concerne, redécouverte telle qu'elle était dans des temps immémoriaux, c'est-à-dire une société segmentaire organisée en clans, où le sentiment tribal, qui est un mélange d'obédience et de soumission aux tribus, est plus fort que le sentiment national et son corollaire la citoyenneté. Si à ce lourd handicap culturel et historique, on ajoute les revendications des populations noires ostracisées du sud du Fezzan et l'attrait irrésistible exercé par la rente pétrolière sur les divers clans qui se la disputent, on peut dire qu'il reste beaucoup à faire pour transformer la Libye en un Etat-nation. Or, c'est à cela que la petite élite libyenne cultivée, tournée vers l'avenir et qui aspire à la modernité devra s'employer de toute urgence et en priorité. Enfin, n'oublions pas la Palestine martyrisée et réduite par l'occupation israélienne rampante à une peau de chagrin, où les Palestiniens sont plus divisés que jamais. A l'image mythique du «juif errant», s'est substituée celle bien concrète du «Palestinien réfugié» qu'on a spolié, viré manu militari et contraint à quitter sa patrie...Mais il y a pire : dans le nord Sinaï, l'armée égyptienne donne la chasse aux Palestiniens, et dans le camp de Yarmouk à Damas, l'armée syrienne les encercle et les laisse crever de faim. Et une fois de plus, les dirigeants arabes font comme si de rien n'était, ou imputent la responsabilité de ces faits soit à Israël soit à Al Qaïda. Dans ce chaudron arabe en ébullition permanente, l'Egypte, pays à la fois arabe et africain, tient une place particulière. L'Egypte est à la une de l'actualité arabe depuis trois ans, et il est certain qu'aucune personne raisonnable ne s'aventurerait à parier une seule piastre sur l'instauration à brève échéance, dans ce pays, de la démocratie, qui, n'en déplaise aux despotes et à leurs thuriféraires, «est le moins mauvais des systèmes». En effet, il se passe en Egypte des choses curieuses. «Le pouvoir judiciaire», en principe apolitique, fait ouvertement de la politique et prend publiquement des positions partisanes. Aujourd'hui comme hier, les procès politiques succèdent, avec une remarquable diligence, aux procès politiques. Mais le comble de l'inconséquence a été atteint par l'article de la Constitution dernièrement adoptée par référendum avec plus de 98% de «oui», en ce qu'il accorde au haut commandement de l'armée, le pouvoir exclusif de désigner le ministre de la Défense nationale ! On sait depuis John Locke et Montesquieu qu'il y a trois pouvoirs d'Etat : le législatif, l'exécutif et le judiciaire. On apprend donc que l'Egypte a innové et a inscrit dans sa Loi fondamentale un autre pouvoir qui ressemble au pouvoir militaire ! A vrai dire, cet article est la consécration constitutionnelle d'un état de fait qui dure depuis soixante-deux ans. En effet, les généraux égyptiens exercent la réalité du pouvoir depuis qu'ils l'ont pris et monopolisé en 1952. Pour les piètres résultats, politiques, économiques, sociaux et... militaires, que chacun sait ! Au demeurant, la disposition constitutionnelle en question révèle, d'une part, le mépris dans lequel l'armée égyptienne tient les autorités civiles du pays et renseigne, d'autre part, sur la pusillanimité des juristes, des politiciens et des dignitaires religieux de ce même pays. Alors que la presse internationale avait commencé à se poser la question de savoir si la révolution égyptienne n'avait pas été déviée de son cours, notre quotidien national El Watan du 26 janvier 2014, titrait son éditorial «Contre- révolution à l'égyptienne». Le lendemain même, tous les médias d'ici et d'ailleurs rapportaient deux nouvelles qui, d'une certaine façon, confirmaient l'éditorial El Watan et répondaient aux questions posées la veille par la presse internationale. La première est que l'armée avait élevé à la dignité de maréchal, son chef, le général Sissi. Cette promotion a surpris plus d'un observateur, car le grade de Maréchal n'est accordé dans la plupart des pays qu'aux généraux sortis victorieux d'une guerre ou au moins une bataille. La seconde information qui n'a surpris que les naïfs est que l'armée avait décidé d'ouvrir devant le maréchal la voie royale qui le portera à la dignité suprême de raïs. Le peuple égyptien sera bien sûr convoqué pour «élire» l'intéressé. Cette élection présidentielle ne sera dans le fond, qu'une «moubayaâ», c'est-à-dire une manifestation massive d'allégeance, étant rappelé ici que la «moubayaâ» est une vieille tradition musulmane inaugurée par Abu Bakr, le premier calife de l'Islam, il y a quinze siècles. Elire c'est choisir librement, et dans le secret de l'isoloir, un candidat parmi d'autres. Exprimer son allégeance, c'est autre chose ! Toutefois, afin que cette «moubayaâ» ait dans la forme l'apparence d'une élection au sens moderne du terme, les autorités autoriseront quelques «lièvres», triés sur le volet, à faire acte de candidature ; ces autorités organiseront des meetings, feront tourner à pleins tubes les TV et la presse écrite, et créeront une ambiance de grande kermesse populaire. Comme on dit chez nous : le «bendir» rassemble la multitude et la «haraoua» la disperse ! L'armée égyptienne a, semble-t-il, un plan appelé feuille de route ; reste à savoir de quelle route s'agit-il, et vers où et à quoi elle aboutira ? Assurément, il est triste que le peuple égyptien qui a le droit comme tout autre peuple de vivre en démocratie soit aussi brutalement ramené à l'époque des mamelouks. Tous ces désordres, ces confusions et dérèglements, pour reprendre des mots utilisés par Amine Malouf dans son essai intitulé Le dérèglement du monde, sont les signes patents de la régression du monde arabo-musulman, une régression à la fois culturelle, politique, économique et sociale, qui l'affaiblit davantage. Cette piteuse situation a pour conséquence une forte montée en puissance de l'islamophobie et du racisme anti-arabe dans tout l'Occident ; elle a aussi insufflé une nouvelle vigueur à la thèse apocalyptique du choc des civilisations émise en 1990 par Samuel Huntington. Observons à cet égard que le racisme – ethnique ou religieux — est en France un phénomène récurrent, qui prospère sur le terreau des crises économiques et des nostalgies coloniales. Il importe à ce propos de rappeler les troubles racistes qui se sont produits en 1973 à Grasse, Paris et Marseille, provoquant 50 morts et 300 blessés dans la communauté algérienne, selon une étude intitulée La flambée raciste de 1973 en France, parue dans La Revue des migrations internationales (1993 volume 9). Il faut aussi se souvenir que c'était cette année-là que le président Boumediène avait suspendu l'émigration en France. Mais de nouveau, les incertitudes économiques et le malaise social s'aggravant, la vieille France maurassienne des partis d'extrême droite, des ligues fascistes et des groupuscules activistes brandit le spectre de la menace de l'islamisation de la société française. Tout en dénonçant l'agitation xénophobe et islamophobe qui a saisi la France, nombreux sont les Algériens qui déplorent que ce pays reste pour leurs compatriotes un fascinant miroir aux alouettes, puisque beaucoup d'entre nous continuent à s'y rendre, en recourant, au besoin, à la «harga». En Afrique, la situation n'est guère plus réjouissante. Dans le Sahel infesté de terroristes, de rebelles séparatistes et de narcotrafiquants, le Mali peine à se remettre de la guerre qu'il a subie, et si la reconstruction d'un Etat-Nation démocratique a été entreprise, la menace d'une rechute persiste, car les haines ethniques et l'irrédentisme touareg ont été réactivés. Et il y a un signe qui ne trompe pas : l'armée française vient de se redéployer dans cette région, en concertation avec les forces spéciales américaines. Dans l'Afrique subsaharienne, la situation est désastreuse. La Centrafrique s'enfonce dans une guerre de religions, en Somalie c'est la débandade à tel point qu'on dit d'un Etat qui sombre dans l'anarchie qu'il se «somalise», au Kenya, au Congo (Kinshasa), dans le Soudan (Khartoum), dans le Soudan du Sud qui vient à peine de naître on a déjà commencé à s'entre-tuer, au Rwanda qui porte encore les stigmates d'un génocide barbare, au Nigeria où musulmans et chrétiens s'étripent pour la gloire de Dieu, et là où les Etats et les nations sont encore à l'état embryonnaire, les conflits politiques, ethniques et religieux ont redoublé d'intensité. Enfin, force est de constater que l'Afrique est devenue le continent le plus fécond en coups d'Etat militaires. Le 22e sommet de l'Union africaine ouvert le 30 janvier 2014 à Addis-Abeba, qui devait être consacré à des questions économiques vitales pour les Africains, a dû débattre des troubles graves qui ont lieu en Centrafrique où deux coups d'Etat ont eu lieu, et au Soudan du Sud où un coup d'Etat est en cours. L'actualité internationale la plus récente a également mis en évidence une série de faits qu'il importe de relever. Le premier, c'est la paralysie récurrente du Conseil de sécurité de l'ONU, à cause de l'usage abusif du droit de veto que les cinq Etats permanents du Conseil de sécurité se sont octroyé en 1945. La communauté internationale c'est dans la réalité les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne et la France. Les autres Etats, au nombre de 188 y compris «les petits, les obscurs, les sans-grades», ne pèsent pas lourd. Ne qualifiait-on pas naguère certains Etats «de pays satellites» ? Logiquement, la seule réforme du Conseil de sécurité qui vaille la peine d'être faite, c'est la suppression de ce droit de veto. Mais il semble bien qu'aucun titulaire de ce droit exorbitant n'est disposé à y renoncer. La proposition de l'Union africaine d'inclure dans le Conseil de sécurité (CS) de l'ONU deux Etats africains en qualité de membres permanents n'est qu'un pis-aller. D'abord il n'est pas démontré que le CS, ainsi élargi, acquerra davantage d'efficacité. C'est le contraire qui est à craindre, dans la mesure où cette augmentation favoriserait les marchandages, les tractations sans fin, avec un risque de «satellisation» de certains Etats. Ensuite, si l'on reconnaît que le droit de veto est contraire à l'égalité des Etats et que son usage permet «aux cinq grands» de mettre en échec la légalité internationale, et de paralyser le système onusien, il est clair que la proposition de l'Union africaine manque de pertinence. Il convient enfin de dire qu'il est injuste de se défausser sur le CS ou sur la Cour pénale internationale, en leur reprochant un parti-pris contre les Africains ou Arabes, alors qu' il est évident que c'est nous, Arabes et Africains, qui n'avons pas créé des mécanismes crédibles de prévention et de règlement pacifique des conflits, ni constitué une force militaire permanente capable de prévenir et de stopper les atteintes aux droits de l'homme et aux libertés publiques, ni traduit en justice des génocidaires et autres criminels, qui ont sévi ou sévissent. L'actualité charrie sous nos yeux des jeux et enjeux politiques, des images de guerre apocalyptiques, des résistances héroïques, en même temps que celles des civils abandonnés à leur sort, au nom du principe de la non-ingérence. Goebbels, ministre de l'Information d'Hitler, parlant au nom de son Führer, avait mis en garde l'Assemblée générale de la Société des nations (SDN) en ces termes : «Charbonnier est maître chez soi !» Ce qui voulait dire : ne vous mêlez pas de nos affaires ! L'histoire a retenu que la SDN a laissé les Nazis commettre sans crainte ni retenue les pires forfaits. La politique de la non-ingérence n'est donc rien d'autre que la politique de l'autruche et ne pas secourir des populations en péril, c'est de la «non-assistance à personnes en danger». Or, de nos jours, tout massacre, en quelque endroit qu'il se passe, est sur- le-champ dévoilé grâce à internet. Les criminels sont démasqués et leur impunité est alors aléatoire. On sait aussi que les secrets les mieux gardés ne sont pas inviolables. Les révélations d'Assange et de Snowden ont tétanisé plus de gouvernements, de responsables politiques et de «Big Brothers» qu'on ne le pense. En conclusion, il n'est pas exagéré de dire que, en ces temps de dérèglements et de confusions, les seules choses dont les peuples peuvent se réjouir, c'est, d'une part, des révélations courageuses d'Assange et de Snowden, et d'autre part, de l'audace des milliers d'internautes qui ont décidé d'alerter les opinions publiques sur les atteintes aux Droits de l'homme et les violations des libertés commises dans le monde, afin de réveiller les consciences anesthésiées par les propagandes officielles.