Chambre 2056. Sur fond de musique de film à suspense, la caméra s'immisce dans l'une des chambres du luxueux hôtel Marriott, sur l'île de Zamalek, au Caire. Dans cette chambre et celles attenantes, les preuves s'accumulent : caméras, ordinateurs, disques durs, ouvrages sur la révolution égyptienne, notes griffonnées, masques à gaz et enfin... des cartes de visite au logo de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira. Enfoncés dans un canapé, deux hommes, un égyptien et un Australien, sont questionnés sur leurs activités. L'Egyptien répond calmement en arabe, mais refuse de donner les noms des autres membres de la «cellule du Marriott». Cette vidéo d'une vingtaine de minutes montrant l'arrestation des journalistes de la chaîne anglaise d'Al-Jazeera, Peter Greste, Mohamed Adel Fahmy et Baher Mohamed, le 29 décembre, n'avait pas vocation à sortir des bureaux des forces de sécurité égyptiennes. Elle a pourtant été diffusée, dimanche 2 février, sur la chaîne privée égyptienne Al-Tahrir, affublée d'une haletante bande sonore. Pour le réseau satellitaire qatari, l'objectif est clair : c'est une «tentative de diaboliser» ses reporters en montant, de toutes pièces, l'affaire de la «cellule du Marriott». La fuite médiatique arrive en effet à point. Quelques jours auparavant, le 29 janvier, le ministère public a annoncé que vingt journalistes d'Al-Jazeera seraient jugés en Egypte. Seize reporters égyptiens sont accusés d'appartenance à une «organisation terroriste» et d'avoir «porté atteinte à l'unité nationale et à la paix sociale». Les quatre étrangers – deux Britanniques, un Australien et un Néerlandais – devront répondre de «collaboration avec ces égyptiens en leur fournissant de l'argent, des équipements, des informations et d'avoir diffusé de fausses nouvelles vers le monde extérieur, selon lesquelles le pays était en guerre civile». Les poursuites engagées contre ces journalistes sont un nouvel épisode dans la guerre que mènent les nouvelles autorités égyptiennes contre l'empire audiovisuel de l'émirat du Qatar. Proche des Frères musulmans, l'émirat a soutenu les mouvements de «Printemps arabe» à travers la région, puis dénoncé la répression engagée contre les Frères musulmans en Egypte à l'été 2013. Les chaînes du réseau Al-Jazeera sont accusées, en égypte, d'obéir à l'agenda politique de leur bailleur. Aux yeux des commentateurs, la chaîne arabe d'Al-Jazeera – mais non sa chaîne anglaise – endosse en effet à l'antenne la ligne officielle de l'émirat, mettant en avant les partis et hommes politiques islamistes. Le 22 janvier, les services de sécurité nationale ont arrêté à leur domicile, au Caire, le journaliste et traducteur américain Jeremy Hodge et son colocataire, le journaliste et réalisateur égyptien Hossam El-Meneai. Détenus au secret, M. Hodge a été relâché après quatre jours, tandis que M. Meneai a été inculpé de «diffusion de fausse nouvelle» et «mise en danger de la sécurité de l'Egypte et de la paix civile». Outre la menace d'un procès, les organisations des droits de l'homme dénoncent le «climat de peur» dans lequel travaillent de nombreux journalistes. Certains ont rapporté avoir été pris à partie par des foules les accusant d'être pro-Frères musulmans. Lors du troisième anniversaire de la Révolution égyptienne, le 25 janvier, trois Reporters de la chaîne publique allemande ARD ont été attaqués aux cris de «traîtres» et de «suppôt des Frères musulmans».