La justice turque a ordonné hier la remise en liberté de neuf suspects incarcérés dans le cadre du scandale de corruption qui éclabousse depuis deux mois le gouvernement, alimentant immédiatement les soupçons d'une intervention du pouvoir. Dans la foulée d'une purge sans précédent qui a visé plus de 6 000 policiers et des centaines de magistrats, l'ex-PDG de la banque publique Halkbank, au cœur du volet le plus sulfureux de l'enquête à tiroirs qui a éclaté le 17 décembre, a été libéré au terme de près de deux mois de détention provisoire, ont rapporté les médias turcs. Remplacé à la tête de la banque la semaine dernière, Suleyman Aslan reste inculpé de corruption, fraude et blanchiment d'argent pour avoir facilité un trafic illicite d'or avec l'Iran. Lors d'une perquisition à son domicile, les policiers avaient découvert l'équivalent de 4,5 millions de dollars en petites coupures dissimulées dans des boîtes à chaussures, devenues depuis le symbole brandi par l'opposition et les manifestants qui dénoncent la corruption du régime du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. M. Aslan avait été placé en détention avec 23 autres suspects réputés proches du pouvoir, parmi lesquels l'homme d'affaires azerbaïdjanais Reza Zarrab, à l'initiative des ventes d'or à l'Iran, et les fils des trois anciens ministres de l'Economie, de l'Intérieur et de l'Environnement, soupçonnés d'avoir touché des pots-de-vin. Ces quatre personnalités sont toujours en détention provisoire. Au total, des dizaines de patrons, hommes d'affaires, hauts fonctionnaires et élus proches du pouvoir ont été inculpés dans le cadre de ce scandale, qui a provoqué une onde de choc politique qui menace M. Erdogan et son gouvernement à la veille des municipales du 30 mars et de la présidentielle prévue en août prochain. Ce scandale sans précédent a fait éclater la majorité islamo-conservatrice qui règne sans partage sur la Turquie depuis 2002. «Etat dans l'Etat» Les trois ministres dont les fils ont été mis en cause et leur collègue des Affaires européennes ont quitté le gouvernement à la faveur d'un vaste remaniement fin décembre et neuf députés ont quitté les rangs du parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), qui s'était proclamé le champion de la lutte anticorruption. Depuis des semaines, le chef du gouvernement accuse ses ex-alliés de la confrérie du prédicateur musulman Fethullah Gülen, très influents dans la police et la magistrature turques, d'avoir constitué un «Etat dans l'Etat» et de manipuler l'enquête pour le faire tomber. L'organisation «guleniste» nie catégoriquement ces accusations. En riposte, M. Erdogan a engagé une épuration historique dans les effectifs de la police et de la justice, visant notamment la plupart des policiers et des procureurs en charge des investigations qui menacent son gouvernement. Le nouveau magistrat chargé du dossier a fait savoir qu'il allait reprendre l'enquête depuis le début, déplorant selon la presse turque «le manque de preuves» du dossier. Chaque jour, la presse proche des réseaux gulenistes ou de l'opposition et les rivaux du gouvernement multiplient les accusations pour dénoncer les turpitudes de M. Erdogan et ses interventions sur la justice ou la presse pour étouffer l'affaire. Evoquant publiquement le dossier, le Premier ministre a lui-même affirmé récemment que l'argent trouvé au domicile de M. Aslan «n'est pas celui de la banque». En outre, le pouvoir a engagé une réforme judiciaire, dont les mesures les plus controversées concernant la nomination des magistrats ont été provisoirement suspendues, et fait adopter une loi renforçant le contrôle d'internet dont le caractère jugé «liberticide» a suscité de multiples critiques, tant en Turquie qu'à l'étranger. La semaine dernière, le président du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) avait anticipé une remise en liberté des suspects, dont celle de M. Zarrab. «Ils ne veulent pas qu'il parle, ils vont le libérer d'ici peu», avait pronostiqué Kemal Kiliçdaroglu.