[email protected] Adel Hammouda, créateur et directeur de la revue égyptienne Al-Fedjr, est reconnu comme l'un des plus talentueux journalistes de la génération post-nassérienne (il est né en 1948). Il a notamment dirigé la rédaction du prestigieux magazine Rose-Al-Youssef, avant un passage à Al-Ahram, et une traversée du désert dans les journaux du Golfe. Opposant de métier, dirais-je, puisqu'il a été contre tous les autocrates successifs qui ont gouverné l'Egypte, Adel Hammouda a été l'un des rares à oser s'en prendre à l'icône Hassaneïn Heykal. L'ancien directeur d'Al-Ahram, et confident de Nasser semble s'être spécialisé dans un métier, vieux, mais gratifiant se résumant à cette profession de foi : «Le roi est mort, vive le roi !» C'est ainsi que Heykal a pris son bâton de pèlerin pour défendre les nouvelles autorités mises en place par l'armée égyptienne. Or, nous dit Adel Hammouda, le même Heykal était en contact permanent avec les dirigeants du mouvement des Frères musulmans, que ce soit avant la chute de Moubarak, ou après avec l'arrivée au pouvoir des islamistes. Dans un pamphlet retentissant, intitulé L'automne de Heykal(1),,le directeur d'Al-Fedjr rappelle que le président déchu, Mohamed Morsi, s'était rendu au domicile de Heykal, peu avant de devenir président de l'Egypte, puis c'est Heykal lui-même qui s'est déplacé au palais présidentiel. Dès la chute de Morsi, l'ancienne éminence grise de Gamal Abdenasser a offert ses services au nouveau pouvoir. Avec Moubarak, note encore Adel Hammouda, le même Heykal n'a pas écrit une seule ligne hostile à son égard, en trente ans, sachant que l'homme était impitoyable et craignant sa colère. Une fois Moubarak à terre, Heykal s'est dépêché de publier un livre dans lequel il relatait les méfaits du Raïs déboulonné et de son entourage. Or, dans son récit farci d'anecdotes que toute la rue égyptienne connaît et qui ne ressemble en rien à ce qu'il écrivait naguère, Heykal(2) a omis quelques détails, affirme encore Adel Hammouda. Il ne dit mot, notamment, des relations d'affaires qu'entretenaient les deux fils Heykal, Ahmed et Hassan, avec Djamal Moubarak. Les deux frères sont notamment impliqués dans la vente frauduleuse d'une banque égyptienne, la National Bank, dont le produit aurait atterri, en partie, dans les poches de Djamal et Ala Moubarak(3). Quant aux deux fils Heykal, ils se sont réfugiés à Londres pour échapper aux poursuites judiciaires intentées contre eux. Leur père va les voir régulièrement là-bas, tout en poursuivant sa diatribe contre la corruption du régime Moubarak, précise encore notre confrère. Pourquoi suis-je venu vous parler de Monsieur Adel Hammouda ? Parce que vendredi dernier, c'était la Saint-Valentin, qui nous revient tous les 14 février, en dépit des exorcismes et des anathèmes. C'est une fête païenne, occidentale, et donc étrangère à nos mœurs, selon nos sentinelles de la foi. Avant que la Saint-Valentin ne soit mise hors-la-loi, les Algériens n'attendaient pas ce jour pour aimer, pour s'aimer, mais c'était il y a bien longtemps. Bien avant qu'ils ne soient submergés par la haine d'eux-mêmes, des autres, et que ce funeste miroir ne renvoie M. Hyde à la face du Dr Jekyl. Quel rapport avec le directeur de la revue Al-Fedjr ? Justement, parce que notre confrère ne se contente pas d'interpeller les grands et qu'il célèbre aussi la culture sur la chaîne satellitaire Al-Nahar 2. Jeudi dernier, Adel Hammouda nous a invités à une Saint-Valentin originale et pleine d'émotion, dans la maison de Nizar Qabbani, à Alep. Une demeure qui est restée en l'état, telle que le grand poète l'avait aménagée et façonnée(4), avec la même tendresse et la même inspiration que celles qui guidaient sa main lorsqu'il ciselait ses poèmes. On a entendu en voix off le poète déclamer l'un de ses poèmes, que l'Irakien Kadhem Essaher a mis en musique et chanté, «Ahibbini» (aime-moi). On a évoqué aussi «Rissala min tahti alma» (Lettre du fond des eaux), et «Qariat alfendjane» (la liseuse dans le marc de café), immortalisées par Abdelhalim Hafez. Retour à la triste réalité : le jour même où l'Egyptien Hammouda célébrait le Syrien Qabbani, un quotidien national, Echourouk, livrait un autre poète et écrivain, algérien celui-là, aux lyncheurs. Avec ce titre en «oreille», le journal ne pouvait qu'attirer l'attention : «Boudjedra considère que la violation de la sacralité du Ramadhan relève de la liberté individuelle», avec une photographie, bien sûr, pour éviter une éventuelle erreur de cible. Le message est clair : puisque Boudjedra estime que le jeûne est une affaire de liberté individuelle, c'est qu'il porte atteinte à la sacralité du Ramadhan, même s'il le pratique. Ce qui est frappant dans ce procédé, c'est la terminologie adoptée pour qualifier la non-observance du jeûne rituel. Avant que la bêtise ne prenne possession des lieux, on disait simplement d'un non-jeûneur que c'était un «Ouakkal Ramadhane», ou un «flafli», et on n'y pensait plus. Aujourd'hui, le fait de manger ou de boire et même d'en faire état est élevé au rang de crime suprême, d'offense envers Dieu. Ceci, alors même que ce «jeûne» relève du domaine réservé de la divine providence. J'ai le souvenir lumineux de cet auguste professeur de Fiqh, au lycée, rabrouant un élève qui avait dénoncé un camarade non-jeûneur : «Tu es jaloux ? Fais comme lui !» S'il revenait, il serait effaré d'apprendre que les tribunaux de l'Inquisition siègent dans les rédactions des journaux et que des appels au lynchage de nos grands écrivains sortent des rotatives. Selon les codes moraux en vigueur, vous pouvez être corrompu, voleur, assassin, à condition de ne pas «violer la sacralité du Ramadhan». Si en plus, comme dit Brassens, «vous vous déhanchez comme une demoiselle et prenez tout à coup des allures de gazelle», je n'ose penser au sort que ces gens-là vous réservent. A. H. (1) «Kharif Heykal» : référence à double détente visant à la fois le célèbre ouvrage que Heykal a consacré à l'assassinat de Sadate en 1981, L'automne de la colère, et à l'âge avancé de l'écrivain, le mot «Kharif» suggérant aussi que la personne est susceptible de radoter. (2) En plus de ses divers talents, Heykal est aussi spécialiste en vins. À la table d'un richissime égyptien, ami de Moubarak, il raconte avoir vu, bien vu, une bouteille de «Château-Latour 1949», d'une valeur de 10 000 dollars. Il s'empresse de dire à son hôte qu'il n'est pas buveur (question de conjugaison : on a le droit d'avoir bu, mais pas de boire). Moi aussi, réplique ce dernier. (3) On se souvient que les deux fils Moubarak avaient été les principaux animateurs de la campagne hystérique contre l'Algérie, après le mémorable match de football opposant les deux pays à Om-Dourman, au Soudan. (4) Saisissant contraste entre l'intérieur de cette maison qui respire l'amour et la paix, et les images de guerre civile et de cruauté, qui nous parviennent de la même ville.