[email protected] Ahmed Fouad Negm, le Poète des pauvres, est mort le 3 décembre dernier, et il n'a pas eu droit à l'hommage qu'il méritait, et que je lui devais, dans ma chronique de lundi dernier. Je peux avancer une excuse : Maaloula, le chef-d'œuvre en péril, qui m'a fait différer le propos sur un autre chef-d'œuvre, que seuls les sots et les imbéciles ne savent pas écouter, ni voir. Dans les années quatre-vingt, Ahmed Fouad Negm avait fait une tournée triomphale, avec son compère, Cheikh Imam, dans une Algérie qui croyait encore aux vertus salvatrices de la poésie et des poètes. Une Algérie où les croyants étaient, en ce temps-là, plus nombreux que les pratiquants, où le Coran se déclinait en prose rimée et non en décibels. Contrairement à Karadhaoui, le suborneur théologique, Negm était reparti avec le plus précieux des butins, une épouse, la comédienne Sonia. A l'époque, où le talent et l'intelligence n'avaient pas encore besoin d'un parti politique pour accéder à la notoriété, nous n'avons pensé qu'à célébrer l'arrivée d'un immense poète dans notre grande famille algérienne. De Karadhaoui, nous n'avons connu que les déboires des mésalliances matrimoniales et des influences néfastes suscitant des ambitions vénales. Ahmed Fouad Negm, lui, est resté fidèle jusqu'au bout à sa vocation d'aède, dénonciateur des potentats, des tyrans, et des usurpateurs, qui a opposé un non définitif au mutisme. «Al-Fadjoumi», comme il se décrivait lui-même, «Al-Fadjoumi», ou le diseur qui ne sait pas se taire devant l'injustice. L'impulsif imprécateur qui ne pouvait pas tenir sa langue et qui osait dire à un borgne qu'il était borgne, tout en le regardant dans le blanc de l'œil. Catalogué communiste, sans être affilié, mais en acceptant l'étiquette, pour la révolte contre l'ordre établi et pour les idées de justice sociale, Negm a vécu en opposant et il est mort en tant que tel. Sa vie et son œuvre prennent une dimension nouvelle après sa rencontre, en 1962, avec le chanteur populaire aveugle Cheikh Imam Aïssa. Le poète guidera le musicien et chanteur avec «les yeux des mots» pour éclairer la route des «Ghallabas», les démunis, mendiants et orgueilleux(1). Fouad Negm demande un jour à l'interprète pourquoi il se contente de chanter les mêmes ritournelles, alors qu'il peut s'adresser à de grands paroliers et poètes et gagner en qualité. Aussitôt, Imam réplique : «Bonne idée, justement j'ai un poète devant moi, et c'est toi, alors commençons !» A partir de là, le tandem se met en branle et chante jusqu'à faire trembler les vitres du palais présidentiel où siège Djamal Abdenasser, «homme du peuple, mais encerclé par une horde d'opportunistes et de corrompus». Sous les couleurs du socialisme nassérien, la prévarication et la rapine s'installent et s'offrent pignon sur rue. Après la débâcle de 1967, les compères se font plus mordants et poussent la hardiesse jusqu'à s'en prendre au «Zaïm», lui-même, qui voit en eux de dangereux contradicteurs et fait jeter en prison les deux trublions. Fouad Negm raconte lui-même, plus tard et avec un rien de tristesse dans la voix, que Nasser avait juré que lui vivant, les deux artistes ne sortiraient pas de prison. Libéré effectivement avec Cheikh Imam, après la mort de Nasser, Negm s'aperçoit que le pire était en train d'arriver avec Sadate, son «Infitah» et sa portée de «gros chats». Des privilégiés de la rente qui s'empressent vers les pis de la vache «Haha» et vont s'acharner à la traire jusqu'à l'assécher, «Chaffatou labanate !» Il y a bien sûr, le bref intermède de la naissance de sa fille Nouara, en 1973, et qu'il prénommera aussi «Al-Intissar», en l'honneur de la victoire d'Octobre, mais la joie est de courte durée. En 1976, il se sépare de Safinaz Kadhem, la mère de Nouara, mais s'il était volontiers disert sur son amour des femmes, en général, il était peu loquace s'agissant de sa vie conjugale. Pour ce qui concerne Safinaz Kadhem, la cause est entendue, puisque cette dame est aujourd'hui une prêcheuse islamiste renommée. Elle est la seule, d'ailleurs, à avoir réagi négativement au film, Al-Fadjoumi, que le réalisateur Issam Chamaa a consacré à la vie du poète populaire. C'est que dans le milieu de Safinaz Kadhem, la jeunesse et ses divers débordements, c'est un peu un chemin de perdition, avec le diable comme compagnon de route. Alors, on ne l'évoque pas sans s'astreindre à prononcer la traditionnelle révocation du démon et de ses tentations. En revanche, Nouara Negm, la fille de Safinaz et de Fouad, tient bien de son père puisqu'elle était une opposante acharnée à Hosni Moubarak, avant d'être l'une des animatrices de la révolution du 25 janvier. Nouara porte le voile comme la majorité des Egyptiennes, mais elle ne se sent pas obligée d'être une fervente partisane des Frères musulmans qu'elle voue aux gémonies, tout autant que les militaires tentés par la monopolisation du pouvoir(2). Ahmed Fouad Negm est mort deux jours avant Nelson Mandela, avec qui il avait en commun le statut de prisonnier politique(3), en plus des idéaux de lutte contre l'injustice sous toutes ses formes. Il est parti aussi deux jours après l'assaut islamiste sur la ville syrienne de Maaloula, l'un des hauts lieux du christianisme qui survivait encore dans ces contrées. Et si vous avez encore des doutes sur le sort que réservent les islamistes à ceux qui ne sont pas des leurs, lisez cette information parue la semaine dernière : «Trois membres d'un gang s'autoproclamant "patrouille musulmane" ont été condamnés à des peines de six à seize mois de prison pour s'en être pris à des passants et avoir voulu "appliquer la Charia" dans les rues de Londres l'hiver dernier (...) Voulant, selon leurs dires, "appliquer la Charia dans les rues de Londres", les trois convertis à l'Islam ont commencé par s'en prendre en décembre à un couple, coupable de marcher main dans la main dans une "zone musulmane" (...) Entre-temps, ils ont aussi attaqué un groupe d'hommes buvant de l'alcool dans le quartier de Shoreditch, "terre d'Allah" selon eux.» Comme vous l'avez lu et compris, on ne se convertit plus qu'à l'Islam wahhabite, en Europe, comme l'atteste le langage utilisé et qui ne diffère jamais de celui qu'on entend à Riyadh ou à... Maaloula. Il n'y a aucune raison de ne pas faire à Maaloula ce que l'on tente de faire à Londres. Dans l'un, on est chez soi et dans l'autre, en territoire conquis. Alors ! A. H. (1) Puisqu'il s'agit d'hommage, il est difficile d'oublier la parenté, voire la complicité, entre les poèmes de Negm et les personnages du roman méconnu, Mendiants et orgueilleux de l'auteur égyptien Albert Cossery. (2) En plus de son blog en dialectal égyptien, Nouara Negm écrit régulièrement dans le quotidien Al-Tahrir (http://tahrirnews.com/columns/nawara_negm), fondé par Ibrahim Aïssa après l'éviction de Moubarak. (3) Une précision utile : Nelson ne détient plus le titre de plus vieux détenu politique du monde. Le record est détenu, si j'ose dire, par le Libanais Georges (je dis bien Georges) Ibrahim Abdallah, emprisonné en France depuis trente ans, pour ses activités au sein de la résistance palestinienne.