Depuis quelques semaines, la presse écrite publie des articles, des contributions et des interviews soulevant des sujets jusque-là tabous. Que le général Mediène, chef du DRS, soit nommément critiqué dans la presse est en soi une révolution dans une Algérie qui avait décidé, en guise de démocratisation, d'autoriser la critique du pouvoir formel et de ne jamais évoquer le pouvoir réel. La lettre de Hocine Malti, publiée il y a six mois dans El Watan, interpellant le général Mediène sur la corruption au sommet de l'Etat, a été un évènement qui a indiqué que quelque chose avait changé dans la sphère très opaque du pouvoir. Les mutations sociodémographiques du pays, les changements sur la scène internationale et les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ont eu des effets durables sur le système politique algérien, régulé jusque-là avec des méthodes autoritaires datant des années 1960. Apparue publiquement après l'attaque terroriste contre le site pétrolier de Tiguentourine, la crise est celle du système et n'est pas un conflit de personnes ou une lutte de clans pour le partage de la rente. Le mal est plus profond et renvoie à la perte de la crédibilité de l'Etat à l'extérieur et à l'intérieur. Le modèle hérité de l'indépendance a atteint ses limites et n'est plus fonctionnel dans une Algérie qui comptera bientôt quarante millions d'habitants. Le régime a raté une occasion de régénérer le système politique après les émeutes d'octobre 1988 qui avaient annoncé, vingt-deux ans avant les révoltes arabes, la fin des régimes autoritaires de la région. Au lieu de mettre en œuvre une transition effective, le pouvoir réel de l'époque a préféré ruser en autorisant le multipartisme tout en truquant les élections et en noyautant les directions des partis. La liberté d'expression a été accordée aux journaux privés, soumis, cependant, au chantage de la publicité. Les journalistes avaient acquis le droit de critiquer le pouvoir formel, mais se taisaient sur le pouvoir réel. Au lieu de desserrer l'étau autour de la société, l'armée a imposé des réformes superficielles tout en s'opposant à l'indépendance de l'Assemblée nationale, de la justice, de la presse et des syndicats. Le DRS a été chargé de veiller à la reconduction du modèle antérieur avec une façade démocratique. Mais si le DRS a réussi à faire échec aux demandes de changement portées par la protestation sociale, il n'a pas prévu les craquements dans la hiérarchie militaire. Si dans les années 1960 et 1970, il y avait vingt colonels qui exerçaient le monopole sur la politique, aujourd'hui il y a trois cents généraux et 1 200 colonels, dont la majorité a une formation universitaire. Un consensus est facile à obtenir avec 20 officiers supérieurs. Qu'en est-il avec 1 500 ? Faudrait-il introduire la démocratie parmi ces «grands électeurs» ? Ce serait la fin de l'unité de l'armée et le début de la guerre civile. En interdisant la libre expression politique dans la société, le régime a dangereusement politisé la hiérarchie militaire qui ne peut ignorer le mécontentement populaire. N'étant ni des coopérants techniques ni des mercenaires, ces officiers sont inquiets par l'opinion qu'a sur eux la population. Il suffit d'ouvrir un site internet algérien pour constater que le mot de général est devenu synonyme de voleur. Beaucoup d'officiers supérieurs sont blessés dans leur dignité d'êtres humains et leur honneur de militaire. La suspicion à l'égard de l'armée est la conséquence des méthodes autoritaires du régime qui a détourné le service d'espionnage et de contre-espionnage de sa vocation pour le transformer en police politique au-dessus des lois et du droit. Citant Bismarck, l'ancien colonel Chafik Mesbah, dans un article paru dans Le Soir d'Algérie du 20 février 2014, souligne que le renseignement est un métier de seigneur. C'est peut-être vrai à condition que ces «seigneurs» protègent la patrie contre les complots des puissances ennemies et contre les attaques terroristes visant les installations pétrolières. Qu'en est-il quand ce métier consiste à harceler les représentants des chômeurs, à intimider les militants des droits de l'homme et à surveiller des journalistes ? L'échec du régime réside dans cette volonté systématique à dévaloriser les expressions politiques réelles et à mépriser les civils suspectés de tiédeur nationaliste, oubliant que l'ALN avait été créée par des civils à qui le système colonial avait imposé la solution violente. La surveillance des ministères par un colonel du DRS a diminué politiquement le ministre dont l'autorité était amoindrie dans son département. Elle a ouvert un boulevard (d'autres diront une autoroute Est-Ouest) à la corruption. Le général Tewfik lui-même a dû radier sept de ces colonels il y a trois ans pour atteintes graves à l'économie nationale. Il ne s'agit pas d'accabler les fonctionnaires du DRS, et beaucoup d'entre eux n'ont fait qu'obéir à des ordres. La structure même de l'Etat-DRS est génératrice de corruption et de dérapages dans la lutte antiterroriste qui ont rabaissé le droit comme jamais auparavant. Une première alerte a été l'affaire Khalifa, classée après une parodie de procès où seuls des lampistes ont été sanctionnés. C'est parce que la justice n'avait pas prononcé de peines à la mesure des délits commis par les responsables que se sont reproduites les affaires de l'autoroute Est- Ouest et de Sonatrach I, II, III et IV. Dans un pays où il est difficile de retirer son propre argent du CCP, qui va croire que Chakib Khelil a retiré des centaines de millions de dollars sans la complicité du pouvoir réel ? Qui va croire qu'il a quitté seul le territoire national comme un simple touriste ? Le fond du problème est que l'Algérie a voulu construire un Etat en comptant sur la seule intégrité des fonctionnaires, ce qui est une naïveté. L'Etat se fonde sur la séparation des pouvoirs qui seule atténue les appétits de puissance et de richesse. Le régime a étouffé les mécanismes naturels d'émergence de l'élite politique en pervertissant les partis, en corrompant la direction de l'UGTA, en exerçant sur la presse le chantage à la publicité, en stérilisant l'université, en décourageant les associations et en harcelant les militants des droits de l'homme. C'est pourtant dans ces corps intermédiaires que se forme l'élite désintéressée, laissant apparaître des individus qui ont le sens de l'Etat et du service public. Le régime a préféré le chemin inverse, celui de la cooptation d'élites artificielles sans ancrage populaire. C'est ainsi que les fonctions électives, y compris celle de président de la République, sont occupées par des personnes non représentatives et incompétentes désignées par le DRS. Comment alors s'étonner de l'incapacité de l'Etat à répondre aux demandes sociales de la population et s'étonner de l'échelle de la prédation des richesses du pays ? Malgré la responsabilité des uns et des autres, ce ne sont pas les individus qui sont en cause. La logique du système a donné trop de pouvoir à des hommes qui ont été tentés par les richesses qu'ils surveillaient. La critique de l'Etat-DRS serait inutile si elle servait seulement à régler des comptes et à opérer des changements de titulaires dans les postes de responsabilité. Le mal est plus profond et le remède est la reconstruction du système politique sur les bases de l'indépendance de la justice, la liberté de la presse et les élections libres. La crise actuelle est une crise du système et non pas des hommes qui le servent. Les changements intervenus en Algérie et dans le monde imposent des réformes pour adapter l'Etat à la nouvelle situation nationale et internationale. Les régimes autoritaires n'ont plus les capacités de réguler le système politique par l'intimidation et la répression. L'Algérie doit reprendre le chemin de la transition démocratique qu'elle avait abandonné en décembre 1991 et réhabiliter les services de l'Etat dans le cadre de la loi et du droit. Et pour éviter les règlements de comptes qui menacent la paix civile, une véritable réconciliation nationale est à envisager pour ne pas retourner dans les travers du passé. L. A. *IEP de Lyon. Visiting Professor au Center for Contemporary Arab Studies, Georgetown University, Etats-Unis.