En termes de marchés publics, user du gré à gré c'est octroyer un marché à une entreprise, un bureau d'études ou un fournisseur, sans passer par l'avis d'appel d'offres classique (opération menée sur la base de la libre concurrence entre les soumissionnaires et sur une totale transparence). Dans un bon code des marchés publics, le gré à gré doit être l'exception à utiliser dans des cas particuliers où l'urgence est signalée. En Algérie, le gouvernement est en train de faire du gré à gré la règle, tout en continuant de discourir sur la nécessité de lutter contre la corruption. Dans cet espace — «Le Soir Corruption» —, depuis au moins une dizaine d'années, nous avons consacré des dizaines d'articles à cette dérive du gré à gré dans la gestion de la commande publique, tout en énumérant une série d'exemples où le gouvernement utilisait et abusait de cette pratique, alors qu'il n'y avait pas du tout urgence d'y recourir. Même le Conseil des ministres, présidé par le chef de l'Etat, lorsqu'il se réunissait assez régulièrement, donnait son feu vert pour des opérations de gré à gré. Quand éclata l'affaire Sonatrach 1 en 2010, le gouvernement fit marche arrière, le gré à gré fut moins utilisé. Mais en 2013, sous prétexte d'accélérer la réalisation des projets et l'importation d'équipements et de produits divers, le gouvernement y recourut de nouveau et à tous les niveaux de l'Exécutif, ministres et walis s'en donnant à cœur joie. Les «autorisations» se multiplièrent à l'image de cet accord du Premier ministre — signée par son directeur de cabinet en date du 18 décembre 2013 —, adressé au ministre des Travaux publics pour la réalisation d'une route à double voie entre Hassi-Bahbah et Aïn Oussera, dans la wilaya de Djelfa. En quoi ce projet est-il urgent et pourquoi ne pas le soumettre à un avis d'appel d'offres en bonne et due forme ? Cette généralisation du gré à gré est d'autant plus inquiétante que les arguments brandis par nombre de ministres et walis sont fallacieux : l'utilisation «correcte» du code des marchés publics est un frein et un obstacle à l'achèvement des projets dans les délais fixés ! Le gré à gré, c'est souvent la politique des «copains et des coquins», les délais de réalisation sont même souvent beaucoup plus longs que l'avis d'appel d'offres, le risque de corruption est beaucoup plus élevé, les coûts plus importants d'autant plus que s'y greffe dans tous les cas la pratique des avenants à volonté, et la qualité est sacrifiée. Une nouvelle forme de GAG ! Depuis plusieurs années maintenant, le gouvernement a commencé à introduire une nouvelle forme de gré à gré (GAG), que même le code des marchés publics obsolète n'avait pas prévu : des «partenariats» intergouvernementaux impliquant des entreprises étrangères. Ce qui permet, pour le plus grand bonheur de pays qui veulent leur part de marché des importations algériennes (notamment en tous types d'infrastructures et d'équipements) d'obtenir très rapidement des projets à réaliser et/ ou d'exporter toutes sortes de biens, et ce, sans passer par les appels à la concurrence. Ce que ces pays condamnent chez eux comme procédés opaques et donnant lieu à toutes sortes de malversations, ils le favorisent avec le gouvernement algérien. Cette pratique s'est intensifiée ces derniers mois — sous le couvert et l'alibi de l'urgence —, comme nous le montrent ces quelques exemples parmi tant d'autres. Le 23 janvier dernier, le ministre des Transports Amar Ghoul indiquait qu'«un mémorandum d'entente encadrant la coopération algéro-sud-coréenne dans le domaine des transports, notamment ferroviaire et maritime», était en cours d'élaboration, et que, selon la dépêche du même jour, «les entreprises de réalisation et les bureaux d'études coréens seront conviés à contribuer aux projets qui seront lancés à l'avenir en Algérie». Deux jours auparavant, ce même ministre examinait avec le vice-ministre croate des Affaires étrangères et européennes «les moyens de renforcer la coopération bilatérale, notamment dans le domaine ferroviaire» notamment par la création de... sociétés mixtes ! Encore du gré à gré déguisé. Quelques jours plus tard, le 25 janvier 2014, c'était au tour du ministre des Ressources en eau Hocine Necib d'inviter, lors d'une rencontre avec le ministre sud-coréen du Territoire, des infrastructures et des transports, «les entreprises et bureaux d'études sud-coréens à participer ‘'avec force'' à la réalisation» du programme de développement du secteur pour le prochain plan quinquennal. Il n'y a pas d'urgences, il n'y a que des gens pressés ! Le ministère de la Santé s'est particulièrement distingué ces dernières semaines dans ces nouvelles formes de gré à gré, sans passer par l'appel à la concurrence : tout est prétexte à faire vite. Un jour, c'est le drame des malades atteints de cancer qui est mis en avant, pour signer avec une firme américaine un «accord de partenariat» qualifié pompeusement de stratégique (en quoi le serait-il ?). Et pourquoi «partenariat» alors que la partie algérienne n'a que des dollars à dépenser, accord qui pèse quand même... 56 millions de dollars ! Est-ce que cette société a le monopole mondial des accélérateurs linéaires ? Par ailleurs, fallait-il que le ministre de la Santé fasse un voyage à Londres le mois dernier pour inviter les entreprises britanniques à réaliser des hôpitaux en Algérie ? Un autre jour, c'est la fièvre qui gagne le gouvernement multipliant les déclarations annonçant la réalisation prochaine de grands hôpitaux un peu partout en Algérie, contaminant nombre de citoyens qui veulent des CHU dans toutes les wilayas ? Y a-t-il des études sérieuses interministérielles sur la planification médico-sanitaire, sachant notamment que nombre d'hôpitaux tournent à vide ? Faut-il vraiment augmenter le nombre de lits hospitaliers avec les conséquences budgétivores que l'on sait ? Que signifie et que contient cet accord de coopération qui a été signé mercredi dernier à Alger entre l'Agence nationale de gestion des réalisations et d'équipement des établissements de santé (ARES) — dont la création est toute récente — et l'Agence française pour le développement international des entreprises (Ubifrance) pour la réalisation de 9 centres hospitalo-universitaires (CHU) ? Le gouvernement gagnerait à être plus transparent. Terrible fuite en avant que cette généralisation du gré à gré, sous des formes multiples. Les conséquences immédiates et à moyen terme sont connues : elles feront le lit de la corruption.