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C'est ma vie
Le forgeron Belaïd Sadat : du fer à cheval au cheval de fer
Publié dans Le Soir d'Algérie le 10 - 05 - 2014

Belaïd Sadat n'était pas encore né lorsque son père Tahar Ath Saâda a pris son baluchon et quitté la région montagneuse des Ath-Idjeur où le dur relief ne faisait pas vivre. Il rejoindra, avec son frère Amar, l'agglomération de Teleghma, à l'époque dépendant du département de Constantine.
Ses plaines verdoyantes s'étendent à perte de vue dans cette région de l'est du pays jusqu'aux confins de Chelghoum-Aïd et Aïn-M'lila. C'était la destination choisie par les deux frères pour s'établir et exercer le métier de forgeron que leurs ancêtres se transmettaient de génération en génération depuis des siècles. On était en 1945. Les temps durs de l'époque rendant difficiles les regroupements familiaux, le petit Belaïd dut attendre d'avoir six ans en 1956 pour les rejoindre. Les dures épreuves de la séparation précoce d'avec sa mère restée en Kabylie et la nostalgie du pays marquèrent d'emblée l'enfant qui vécut mal ce dépaysement.
Ce qui impacta négativement sur sa scolarisation rendue encore plus ardue par les difficultés d'acclimatation. Mais pas d'adaptation puisque le petit Kabyle ne tarda pas à parler l'arabe populaire et à s'imprégner des us et coutumes de la région où la famille a vite été adoptée. C'est ainsi que la famille El Haddad (le forgeron), comme on les appelait ici, marqua la mémoire collective de la région. Mais l'intelligence de cet enfant qui manifestait une volonté de «fer» ne pouvait rien devant le manque affectif maternel que l'amour paternel n'arrivait pas à combler. Il dut donc quitter l'école en fin d'études primaires, la mort dans l'âme, pour intégrer la forge familiale. L'apprenti forgeron qu'il était désormais devenu révéla de jour en jour des dispositions insoupçonnées pour ce métier noble dont la société ne pouvait pas se passer à l'époque compte tenu de son rôle dans le quotidien de la vie rurale rythmée par les travaux champêtres. De frappeur, il s'est très vite initié au secret de la trempe du fer qui valait aux forgerons une reconnaissance sociale.
C'était dans cette atmosphère de travail souvent harassant que fut élevé le petit Belaïd qu'on envoyait aussi faire les commissions, chercher de l'eau à la fontaine publique et même préparer le dîner souvent partagé avec les paysans venus des douars voisins écouler leurs produits au marché hebdomadaire après une nuit passée à la mosquée du coin. Des tâches subsidiaires qui renforcèrent son caractère de gosse curieux de tout. A dix ans, il savait presque tout faire. La fabrication de matériel aratoire n'avait aucun secret pour lui. Il a appris à fabriquer des pioches, des socs de charrue, des fers à cheval, des faucilles, des étriers, les accessoires des métiers à tisser et même à denteler les faucilles coincées entre les orteils. Perfectionniste, le petit Belaïd innovait et faisait preuve chaque jour de créativité pour rendre moins pénible et perfectionner ce métier harassant exercé dans des locaux exigus où l'on mangeait et dormait sur des lits à même le sol dans l'atmosphère étouffante des poussières et des odeurs de charbon. Son père n'appréciait pas beaucoup ces approches modernistes et observait avec circonspection les étranges innovations du fiston, craignant qu'elles ne viennent bousculer les bonnes vieilles traditions de la forge, lui qui assimilait ces trouvailles à une atteinte aux fondements du métier. Cela même si le modernisme pointait du nez avec l'avènement de postes de soudure à l'autogène auxquels les frères Sadat durent s'adapter.
Une aubaine pour les maquisards de la région opérant sous les ordres du chahid le lieutenant Khebaza Abdelhamid, chef de région dans le front de Smendou. Les armes endommagées, ramenées discrètement par des moussebiline, sont réparées de nuit et cachées dans les sacs de charbon entreposés dans la remise avant leur enlèvement. ≈L'atelier servait accessoirement de dépôt clandestin aux djounoud.
Le capitaine Bkiri, qui devint plus tard instructeur à l'Académie militaire interarmes de Cherchell, pourvoyait les maquis en armes, munitions, vêtements et médicaments soustraits à la caserne de la ville et entreposés ici avant leur chargement nocturne par les moussebiline, raconte dans la foulée Belaïd. Le moudjahid chef de kasma de Chelghoum-Laïd dont le Mauser allemand a été réparé à l'atelier Sadat se plaisait lui aussi à raconter l'anecdote dans ses récits guerriers... Mais Belaïd, loin de se décourager, s'enhardissait de plus en plus dans sa quête de modernisation du métier. Il arriva ainsi à réaliser de véritables chefs-d'œuvre en forge et ferronnerie qui séduisaient les clients.
A peine adolescent, il passa de la réparation et de la fabrication de petit matériel agricole à celle de matériel lourd comme les charrues, les chariots à traction animale, les remorques et les herses. Parmi les performances de Belaïd, figurait la fabrication de herses à peignes que commercialisait à Constantine la maison américaine Dering gérée par le Français Marcel Damiron, matériel importé chez Caterpillar.
Ce matériel que réussissait à fabriquer artisanalement Belaïd sera d'un grand apport aux paysans auxquels il était cédé à des prix défiant toute concurrence. Les herses à peignes semaient, alignaient et recouvraient les graines de semence dans un alignement parfait au grand bonheur des agriculteurs de Teleghma et aux confins de Chelghoum-Laïd, Aïn-M'lila, Ferdjioua et bien d'autres localités de la région qui venaient s'y approvisionner.
Actuellement, déplore Belaïd, même le petit matériel agricole est importé de l'étranger. De moindre qualité, il se casse au bout de quelques jours. Une aberration devant le peu d'égards de l'Etat aux artisans forgerons qui ne trouvent sur le marché même pas ce bon vieux charbon d'autrefois dont ils payent aujourd'hui très cher la pâle réplique de cette énergie, du coke recyclé aux fours du complexe sidérurgique d'ArcelorMittal de Annaba. Un charbon qui s'éteint vite et ne rougit pas le fer comme il se doit. Belaïd se documente et fait des recherches pour moderniser le métier et se recycle dans la carrosserie. Après une expérience réussie dans le renforcement des soubassements des bus, il se lance dans la charpente métallique, et la transformation des véhicules. Sa première œuvre sera un fourgon tolé transformé en camion-benne, puis en fourgon vitré pour le transport des voyageurs. Ce qui a ébloui l'ingénieur des mines qui lui a délivré le fameux sésame technique.
Rentré au bled, il s'est investi dans la fabrication de cabines et de bennes pour tracteurs et engins et le capotage de groupes électrogènes. Ses cabines vitrées pour tracteurs rivalisent avec le matériel importé de Chine, d'Inde, de Thaïlande, du Pakistan et de Turquie. Plus esthétique et plus solide que le matériel importé à grand renfort de devises, celui de Belaïd est cédé à des tarifs trois à quatre fois moins chers. Ainsi le sympathique Belaïd passe du fer à cheval au cheval de fer comme on désignait jadis ces véhicules motorisés.
Ce qui lui vaut le plébiscite des clients qui préfèrent ses cabines à celles importées. Une sacrée performance quand on sait que le travail, réalisé dans les mêmes standards techniques que ceux des maisons mères, est conçu manuellement. Hormis le verre, tous les accessoires sont réalisés à la soudure et avec des moules. Ayant la main près du cerveau, les petites innovations, comme cette brouette électrique qu'il a récemment conçue, sont un jeu d'enfant pour notre forgeron qui voit loin avec tous ces projets qui fourmillent dans sa tête. Mais ses ambitions de moderniser l'activité et de créer une petite industrie afin de se lancer par la suite dans l'exportation butent sur la bureaucratie et l'incompréhension de l'administration avec ses aberrances que les métiers de la carrosserie sont ignorés par la législation algérienne qui les confond avec la ferronnerie, se lamente-t-il, citant en cela le refus d'une attestation délivrée à un stagiaire portant le sceau et le sigle de son atelier. Le même sort est également réservé aux dossiers Ansej et de demande de prêts Cnac sollicités par son fils qui a pris le relais de l'activité. Le manque de main-d'œuvre qualifiée torture également notre génial forgeron qui se dit disposé à créer un centre de formation d'ouvriers spécialisés dans le domaine de la carrosserie, filière qui n'existe pas dans les programmes des CFPA. Avant de tirer sa révérence et dire adieu à ce métier qui l'a tant passionné durant toute sa vie, Belaïd, forgeron dans l'âme, a transmis le flambeau à son fils Akli auquel il a transmis sa flamme et son amour pour un art plusieurs fois millénaire qui nous plonge aux sources de l'humanité.


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