Dans un article qui traficote entre la réalité et la fiction, Ahmed Cheniki ose publier le «scoop» suivant : Tahar Djaout, qu'il aurait rencontré avenue Pasteur à Alger, lui aurait confié qu'il regrettait l'expérience de Ruptures et qu'il envisageait d'y mettre fin. Il écrit ceci : «Je ne sais comment je l'ai interrogé sur son dernier roman et sur notre rencontre, avenue Pasteur, quelques jours avant son assassinat, où il m'avait confié ses angoisses, ses peurs, sa déception à propos de l'expérience de Ruptures qu'il envisageait d'abandonner.» Evidemment, Cheniki va répondre logiquement que c'est de l'imaginaire. Une invention, quoi ! Mais l'ambiguïté persiste tout de même et il nous faut la lever. L'imaginaire a bon dos. On attaque des personnes et des expériences humaines dramatiques, et puis, on rétorque benoîtement : ce n'est que de l'imaginaire. Il faut prendre le risque d'écrire, à ce moment-là, des romans. Ayant eu cet échange réel ou imaginaire avec un homme qui n'est plus de ce monde, et sans témoin réel ou imaginaire, ni preuve écrite imaginaire ou réelle, et qui plus est le révélant 21 ans après, Ahmed Cheniki peut raconter n'importe quoi. Et il raconte n'importe quoi ! Ce genre de délire ne mériterait pas de réponse, s'il n'impliquait une façon sournoise de remettre en cause l'expérience de Ruptures. Ahmed Cheniki n'est pas le seul à s'adonner à cette éprouvante mission de ternir un journal mort depuis longtemps. D'autres aussi ont essayé de salir Ruptures en lui déniant le droit d'être un journal d'opinion et de choisir son camp sous prétexte de professionnalisme journalistique. Rien que ça ! Réel ou imaginaire, il n'est pas difficile de démontrer que c'est un mensonge absolu et éhonté. Les proches de Djaout, notamment ceux qui ont partagé avec lui, l'expérience d'Algérie Actualité, savent très bien que si Djaout avait une confidence à faire, aussi anodine soit-elle, dans la réalité ou l'imaginaire, ce ne serait pas à Ahmed Cheniki qu'il la ferait. Certes, il est facile d'ajuster ses rapports avec les disparus comme on retoucherait une photo mais il aurait mieux peut-être valu attendre la disparition de tous les témoins. Comme ceux, par exemple, qui avaient assisté à cette conférence au Centre culturel italien où Ahmed Cheniki, faisant son intéressant comme d'habitude, avait violemment attaqué Djaout qui confia, lui le non-violent, à un de ses amis : «Je n'avais jamais ressenti le besoin de mettre mon poing sur la figure de quelqu'un, sauf cette fois-ci !» Réelle ou imaginaire, cette assertion selon laquelle Tahar Djaout avait été déçu par l'expérience de Ruptures et songeait à en partir ne tient pas la route. Parce que, bonne ou mauvaise, l'expérience de Ruptures, c'était aussi celle de Tahar Djaout et en être déçu cela équivalait à être déçu par soi-même, ce que l'on fait, et ce que l'on projette. Depuis le début, l'expérience de Ruptures a été menée dans la confiance les uns dans les autres. Si Tahar Djaout avait quoi que ce soit à reprocher à l'expérience, il l'aurait d'abord dit aux personnes avec qui il la menait. Des réunions se tenaient régulièrement pour corriger ce qui n'allait pas dans l'esprit de collégialité qui a présidé à la naissance même de l'hebdomadaire. Ceux qui le connaissaient bien pour l'avoir côtoyé dans d'autres aventures journalistiques ou littéraires et intellectuelles savent très bien que Tahar Djaout ne s'était jamais, de sa carrière, impliqué comme à Ruptures, qu'il a entrepris avec un enthousiasme que l'homme réservé que nous connaissions semblait incapable de manifester. Et pourtant ! Il est allé même jusqu'à balayer, avec des confrères, les locaux du journal tant il se sentait enfin chez lui ! Et puis comment douter d'un engagement qui s'est matérialisé d'abord par une participation financière, Tahar Djaout était pour la première fois de sa vie associé dans une entreprise. Rappelons qu'il était pour un tiers le propriétaire associé de Ruptures. De plus, pour s'engager dans Ruptures, il avait décliné des offres alléchantes qui lui ont été faites par des camarades qui sont encore vivants et qui peuvent en témoigner. A Ruptures, il avait choisi l'équipe, qui l'a choisi aussi, la ligne éditoriale, et tout ce qui fait l'aventure collective. A lire ses éditoriaux et ses chroniques, jusqu'au dernier paru la veille de son assassinat, on ne sent pas le tiédissement de son engagement. Et encore moins la déception qu'invente Cheniki. Ce genre d'assertions, qui oscillent confortablement entre la réalité et l'imaginaire, vise, on le comprend, à afficher une certaine familiarité avec Djaout. Le lecteur ne retiendra que deux choses, imaginaires les deux mais trop sournoisement amalgamées avec la réalité pour en revêtir l'allure : 1) Djaout était déçu par Ruptures et pensait à quitter le journal. 2) Il n'avait qu'un seul ami à qui il pouvait confier ce terrible désenchantement : Ahmed Cheniki. Nous répondons : 1) Faux ! 2) Faux ! Aujourd'hui 26 mai, 21e anniversaire de l'attentat contre Tahar Djaout, il y a sans doute mieux à faire que de devoir répondre à des allégations aussi indélicates. Abdelkrim Djaad, Arezki Metref, Nadjib StambouliRéponse Je maintiens ce que j'ai écrit : c'est vrai, Tahar jaout m'a bien confié qu'il se trouvait à l'étroit à Ruptures et qu'il avait l'intention d'arrêter cette expérience. Est-ce diminuer la valeur de l'équipe de Ruptures que de rapporter ce type d'informations ? Je ne pourrais pas dire davantage sinon je tomberais dans les mêmes travers que mes contempteurs. Par respect à la mémoire des morts, je préfère ne pas m'appesantir davantage. Le mieux, c'est de ne pas soulever le couvercle . Si on le soulevait, beaucoup chercheraient des lieux où se cacher...