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L'entretien de la semaine Dr Larbi Mehdi, sociologue, chercheur à l'université d'Oran, au soirmagazine :
«La grande distribution a fait muter la société algérienne»
Dans cette interview, Dr Larbi Mehdi, sociologue, chercheur à l'université d'Oran, revient sur les mutations en cours provoquées par l'émergence de la grande distribution. Pour lui, de consommation de masse, le consommateur s'oriente vers la consommation ostentatoire. De même que des mutations sont en train d'être opérées au sein de la cellule familiale. Soirmagazine : Ces derniers temps, nous assistons à une nouvelle consommation qui se traduit par un changement dans nos habitudes et notre mode de vie. Est-ce qu'on assiste à l'émergence d'un nouveau type de consommateur et une nouvelle façon de consommer ? L. Mehdi : La consommation est un phénomène qui a perturbé toutes les représentations et les habitudes qui existaient avant. Aujourd'hui, nous consommons tout ce qui vient de l'extérieur, que ce soit le produit ou l'image. Nous construisons nos représentations collectives non pas avec nos idoles nationales, nos produits nationaux et nos images locales. Il suffit de voir comment les jeunes qualifient et représentent le «Nous» et le «Vous» pendant les compétitions sportives internationales pour comprendre que l'Algérie souffre d'une crise de repères et d'identité. (Le Barça c'est nous et le Real Madrid c'est vous). Avant de se fixer sur les nouvelles habitudes en matière de consommation, il faut préciser que cette situation est liée d'abord et fondamentalement à l'ouverture du marché algérien aux produits étrangers de toute sorte. Elle est la conséquence d'une gestion politique aléatoire, irresponsable, caractérisant l'incompétence des dirigeants, car elle a torpillé tout espoir de voir émerger une économie productive nationale. Il est vrai que la globalisation n'a laissé aucun pays indemne mais paradoxalement, il faut voir comment les pays développent des stratégies et des politiques pour protéger leur économie afin que la production nationale ne soit pas totalement effritée par l'ouverture de leur marché à l'international. Rappelez-vous comment l'ancien président francais Sarkozy a réagi quand la production de certaines entreprises n'a pas pu résister devant la concurrence des autres produits similaires importés. A chaque sortie pour s'adresser aux Français (es), il mettait en exergue l'expression suivante : «Consommez français !» Voilà le nouvel esprit nationaliste. Cependant, la progression du phénomène de la consommation en Algérie n'est pas le résultat d'une vraie ascension sociale. Il n'est pas aussi la conséquence de notre travail et de notre propre production. C'est l'augmentation des prix des hydrocarbures dans le marché international où l'Algérie n'a aucun poids politique sur les changements qui peuvent influencer sur sa dégradation ou son accroissement. Le résultat de cette situation est lié à l'augmentation des prix des hydrocarbures dans le marché international. Nos dirigeants ont décidé qu'avec notre richesse nous achetons non seulement notre dépendance aux firmes internationales et à leurs produits, mais aussi, la progression des maladies et des pathologies qu'on observe dans nos villes. Nous ne sommes pas les acteurs de cette nouvelle consommation de masse, elle s'est imposée par le simple fait qu'il n'y a pas d'hommes politiques qui pensent à la construction d'une identité collective par la valeur du travail et de la production nationale. Ils ne sont pas disposés à comprendre que ce processus construit en fait une relation sociale entre le producteur et le consommateur. Elle corrobore par la suite une représentation collective de l'Etat et la nation. Aujourd'hui, aller dans un centre commercial est un moment de loisir à partager entre les membres de la famille ou avec des amis(es). Être dans un centre commercial est une preuve de civisme et d'ouverture. Qu'elle est l'incidence sur la société ? Avant de se précipiter sur l'impact, il faut préciser que le centre commercial est d'abord une réponse à un besoin social. Il a été conçu et construit pour satisfaire une demande sociale. Le centre commercial est un moyen pour faciliter aux clients (es) l'accès à tous les produits dont ils ont besoin dans un seul espace, équipé et organisé par des infrastructures nécessaires. Attirer la clientèle par une bonne présentation des produits de qualité avec des prix concurrentiels grâce aux techniques de management. Organiser l'opération de vente par un accueil chaleureux qu'exige la nouvelle vision managériale concrétise la satisfaction des consommateurs et réalisera un profit aux producteurs. Cette opération qualifie et explique la nature de la relation entre l'entreprise et ses clients. Le centre commercial se présente donc comme une occasion pour voir, d'une part, l'image et le jugement que construit le consommateur sur le produit exposé et d'autre part, un lieu qui permet aux producteurs de voir l'utilité de leur marchandise, le travail qu'ils font et finalement, saisir le classement de leurs entreprises. Ce processus complexe n'à rien à voir avec ce qu'on vit en Algérie. Autrement dit, le centre commercial en Algérie n'aide pas les Algériens (es) à voir le champ économique de leur pays, car il n'est pas le lieu qui permet aux consommateurs algériens (es) de construire un jugement sur l'Etat, la qualité et les prix des produits que les entreprises nationales réalisent. Le centre commercial n'est pas un support de mesure pour déterminer la nature de la relation qui existe entre le producteur et le consommateur. Voilà la gravité de la chose quand je dis qu'on n'a pas d'hommes politiques nationalistes, car le nationalisme d'aujourd'hui se construit sur la base de ce qui est construit matériellement et symboliquement. On s'identifie et on se définit par rapport aux produits qu'on réalise. Notre identité nationale est fragile et pulvérisée car nous n'avons aucun produit national qui nous lie pour nous construire socialement afin que nous nous organisions politiquement. Même le pétrole n'a pas été exploité comme ressource naturelle pour développer d'autres activités et d'autres richesses qui peuvent développer notre identité nationale. Ce pétrole comme ressource ne nous aide pas à nous construire collectivement car les entreprises multinationales l'exploitent pour le vendre sur le marché international avec un prix qui ne nous concerne pas. Il est plus pour la construction des divisions, des conflits, du clientélisme et du népotisme que pour être un facteur mobilisateur pour la construction sociale au niveau national. La fréquentation des centres commerciaux qui fleurissent en Algérie et la consommation ont bien permis de voir des populations riches et d'autres pauvres. Mais en revanche, personne ne parle de l'origine de cette richesse. Les Algériens (es) étaient quoi après l'indépendance ? Mises à part certaines familles (terriennes) qui se comptaient sur les doigts d'une main, qui avait accès à la richesse ? L'accumulation de ce capital matériel, visible aujourd'hui, n'est construite ni par l'effort ni par le travail productif. En revanche, pour la recherche de la distinction sociale, bien qu'elle puisse être comme légitime et naturelle, il faut qu'elle soit construite sur la base d'une gestion politique légaliste, et organisée par un jeu économique transparent, égal et loyal. Les chances pour se construire socialement en Algérie ne sont ni égales, ni transparentes, ou loyales. Dans cette situation, la pauvreté n'est pas considérée en Algérie comme un phénomène naturel mais elle est construite dans les représentations collectives comme une injustice sociale, mise en place par un régime politique autoritaire et prédateur, qui ne répond que par la violence. Une «fissure» sociale s'est construite entre ceux qui détiennent le capital matériel et ceux qui ne le détiennent pas. La question du civisme habite le centre névralgique de cette problématique sociologique. Elle n'a rien à voir avec le signe d'ouverture car le centre commercial, la consommation et le marché nous ligotent et nous annexent plus qu'ils nous libèrent. L'acte d'acheter n'est plus exclusivement masculin, la femme se sent plus à l'aise pour acheter. Est-ce que cela a un impact sur la cellule familiale et sur son budget ? La question de la femme et son accès à l'espace public par l'acte d'achat et sa fréquentation des centres commerciaux ne sont pas l'enjeu essentiel dans cette histoire. Cette question ne doit pas emprisonner nos esprits car l'enjeu est ailleurs. Comment se mobiliser, hommes et femmes, pour protéger la cellule familiale, les enfants, les adultes inconscients et mal informés de l'invasion des produits internationaux et la consommation exagérée et irrationnelle, qui ne répond ni au budget familial ni aux exigences de la vie? Nous subissons une violence symbolique du fait de se retrouver devant un marché qui expose des articles multiples et différents objets dont nous n'arrivons pas à se saisir et à se prémunir de l'acte de l'achat néfaste. En Algérie, il n'y a pas une société civile qui permet aux associations d'émerger pour se constituer véritablement en outil afin d'accompagner le processus de contrôle de la qualité des produits importés. Beaucoup de victimes ont perdu leur vie à cause des produits de mauvaise qualité : voitures, aliments, vêtements, chaussures. Beaucoup de familles algériennes se sont endettées à cause des crédits faramineux pour acquérir des objets. Beaucoup d'entre elles aussi ne savent pas calculer les risques et les enjeux monétaires. Les instruments de communication lourds comme l'audiovisuel ne jouent pas leur jeu pour éduquer et informer les consommateurs sur les risques des excès de la consommation. Observez l'embouteillage, la pollution et la malvie dans nos villes, l'apparition de beaucoup de maladies ces derniers temps est liée aux produits multiples et différents qui viennent de l'extérieur. Nous somme colonisés par l'économie de marché. C'est le nouvel impérialisme international. Si nous ne construisons pas nos propres armes qu'exige une formation solide, dotée d'une recherche scientifique efficace dans tous les domaines, il sera trop tard pour nous de nous défendre de cette invasion et nous risquons de perdre ce qui nous reste dans notre pays.