Youcef Merahi [email protected] La chaîne des livres renforce ses maillons, au fur et à mesure que des écrivains affûtent le verbe pour une préhistoire du sens. Le livre est-il immortel ? Certainement. Imaginons nos ancêtres qui, pris par le délire du «dur désir de durer», ont gravé la roche pour recréer leur réalité. Leur rêve. Leur désir. Leur tourment. Le livre a entamé son interminable périple par ces dessins sur roche : écritures premières, traces originelles, inspirations ineffables. Peter Boxall, professeur à l'université du Sussex, a consigné les 1001 livres qu'il faut avoir lus dans sa vie, éd. J'ai lu, 2012. Préfacé par Jean d'Ormesson, célèbre académicien français, le titre de l'ouvrage semble péremptoire, comme si ses indications sont une référence inévitable. Alors que nous savons que le lecteur s'impose, parfois, la mode comme indicateur de lecture. Le lecteur averti, bien sûr, universitaire, critique, chercheur, verse dans le regard professionnel, afin de vérifier les règles d'écriture, les thématiques suivies et les possibles discours annoncés. Comme pour créer des écoles. Comme pour ligoter l'effort de la création dans le carcan de la spécialisation. Il y a, comme ça, une entomologie de l'écriture qui a vu le jour, au fur et à mesure que l'écriture a pris l'essor que nous lui connaissons, depuis l'invention de l'imprimerie. De toutes les façons, il y a des lecteurs qui, par passion, par éclectisme, passe de Paolo Coelho (de L'alchimiste à Veronika décide de mourir) à Marcel Proust, auteur sans cesse lu, relu, disséqué et appliqué, pour cerner la fresque de A la recherche du temps perdu. D'autres, par contre, spécialisent leurs lectures et s'interdisent de dépasser dix pages d'un texte qui leur paraît insipide. Mais les spécialistes, eux, ont d'autres libertés et d'autres exigences. Le livre est un matériau qu'il faut étudier pour l'insérer dans une case méthodologique. Je sais, par expérience, que les voraces de lecture ne font pas, toujours, la fine bouche ; c'est une question de survie pour eux. Il faut qu'ils aient leur dose quotidienne, sous peine de se retrouver en manque. L'ouvrage de Peter Boxall se propose de nous guider vers une meilleure lecture. Comme pour nous enseigner la bonne école. Le bon livre. Sur quels critères ? C'est là où je me trouve en opposition avec cet universitaire. Il cite, par exemple, Les versets sataniques de Salman Rushdie comme une référence de lecture ; sauf que pour moi, toute idéologie mise à part, je n'ai pas pu dépasser la vingtaine de pages de ce livre. Si je prends cet exemple, c'est pour dire que ce chercheur, nonobstant sa propension certaine à la dissection du texte, fait montre d'égoïsme et de penchant individuel. Dans le même sillage, Olivier Barrot, maitre de conférences à Sciences Po Paris et animateur de télé, nous propose un ouvrage (Un livre, un jour, éditions de la Martinière) dans lequel il recense une liste de livres qui pourraient former, selon lui, l'essentiel d'une bibliothèque idéale. Ça va de Flaubert à Kundera, en passant par Tolstoï, Anne Frank, Molière, Simenon, Cendrars, Naguib Mahfouz, Jules Verne... La liste est longue, pour un ouvrage de plus de quatre cents pages, qui pourrait constituer l'essentiel (pourquoi ?) d'une bibliothèque idéale (comment ?). Je ne suis pas d'accord avec le but de l'ouvrage, même si je considère qu'il peut servir de guide, de menu voire, au lecteur. Je ne comprends pas la dictature dans la proposition. Pour les écrivains algériens, il cite Mohamed Dib qu'il présente comme «le plus beau styliste de la littérature algérienne du XX siècle». Le choix de Dib est opportun. J'ai toujours pensé qu'il était nobélisable. Sauf qu'il y a d'autres écrivains algériens qui peuvent faire partie d'une bibliothèque idéale. Ceci pour dire que les choix littéraires sont subjectifs, donc arbitraires, donc tendancieux. Dans un coin de ma bibliothèque qui, elle, n'est pas idéale, ce n'est que ma bibliothèque, avec ses faiblesses et ses égoïsmes, j'ai retrouvé un recueil de poésie de Rabia Djalti, poétesse, faiblement médiatisée, Qui est-ce dans le miroir ?, éd. Dar El Gharb, dans une traduction de Rachid Boudjedra. L'écriture féminine, même si certains pourraient me reprocher ce sexisme, n'y a-t-il pas une approche différente chez la femme ? vaste débat s'il en fut, imprime une tonalité au verbe qui soulève assurément son rôle dans notre société. Rabia extirpe du miroir, un symbole dans notre littérature, des réponses à un questionnement que notre bons sens, l'intérêt du mâle, nous autorise à biaiser, à éluder et à éviter. Car la place de l'homme est menacée quand la femme (ici, une poétesse agressive) prend le stylo pour s'affirmer présente et, surtout, indispensable. J'ai aimé le délire de Rabia Djalti. Surtout, son franc-parler. Sa manière d'aborder l'homme, dans sa poésie, jette à terre toutes les convenances hypocrites d'une société phallocrate. Laissons dire Rabia : «Ton lit... Tu fais signe à toutes les lanternes du monde qui te suivent/Comme tu es gourmand/Tu laisses les questions suspendues sur le faîte d'un peuplier/Combien reste-il de couleurs à l'arc-en-ciel ?/Y a-t-il un commencement à ce pays ?/Y a-t-il encore une petite place pour l'hiver dans les cours ?/Comment va Fatima cette femme/Faite avec de l'or, avec de la patience et de la paix/Qui n'a jamais morigéné et n'a jamais fait mauvaise figure au chevalier fatigué», page 135. Albert Camus ne cesse pas d'interpeller les chercheurs et autres curieux du texte camusien. Daniel Rondeau, écrivain et diplomate, nous propose un ouvrage qui sort un peu de l'ordinaire, par le fait qu'il est riche par de nombreuses photos et qu'il est accessible au lecteur médian. Albert Camus ou les promesses d'une vie reprend, sur six chapitres, quelques repères de la vie de Camus, de sa pensée et de son parcours. Ce n'est pas à proprement parler d'une étude approfondie de l'œuvre camusienne, mais plutôt d'un regard curieux d'un écrivain, en l'occurrence Daniel Rondeau, sur l'énigme Camus. C'est sous cette optique que, personnellement, j'ai lu cet ouvrage. Pour beaucoup, Albert Camus est resté une énigme, du fait que son œuvre est restée inachevée ; il n'a pas fini de tout dire, un peu comme Sartre. Camus n'a pas eu le temps de faire de bilan de sa philosophie, de sa vie, de son engagement littéraire, de son engagement tout court, de son rapport à l'Algérie, son indépendance... Rondeau écrit ceci : «... J'ai lu Albert Camus avec ce bruit de fond de la radio, que j'allumais dès que je rentrais du lycée. Camus prolongeait Giono, que j'aimais, mais me rapprochait de la Grèce et de Rome. De l'Afrique aussi. C'était le printemps, le soleil donnait, je vivais. Quand je fermais les yeux, je respirais l'odeur des absinthes dans les ruines de Tipasa, j'entendais la respiration de la mer, je nageais... sous une caresse de lune et d'étoiles qui desserrait l'étreinte de La Peste». Rondeau qui a visité l'Algérie, dans les années 1980, prend la posture, me semble-t-il, de l'exotisme. Comme un relent de l'orientalisme de mauvais aloi. C'est le reproche que je fais à ce livre. Même si je trouve le fond iconographique intéressant, à plus d'un titre. Comment présenter l'ouvrage Chers voisins, éd. J'ai lu, ouvrage de savoureux graffitis ? Comment le cataloguer ? En tout état de cause, ce livre se lit en se pliant en deux, tellement les graffitis – et autres mots doux – appellent des joyeusetés verbales, crues, drues, directes, sans fioritures, comme elles viennent, intempestives et gouailleuses, comme seul le génie populaire est en mesure de fabriquer. En fait, les murs sont bavards. Les graffitis, aussi. Et les querelles de voisins, du voisin d'en haut, celui de droite, celui qui met la radio à fond, celui qui chignole son mur à minuit, celui qui gare son tacot comme un pied, celui, celui... Les exemples sont légion. Chez nous, en Algérie, les voisins s'aiment, mais de loin, voire de très loin. Pour le s'hour, quelques mots doux entre voisins bien intentionnés (sic !) : «J'aime bien la picole, mais pas les alcoolos ! J'aime bien le son mais pas le boucan ! J'aime bien les dessins, mais pas les tags ! J'aime bien les "gens bons", mais pas les gens cons ! Merci de respecter vos voisins en faisant moins de bruit et attention aux parties communes !» Ou encore : «Au gros con qui m'a piqué mon vélo, sache qu'en plus d'être smicard, je suis armé. Je te croise avec, tu finis handicapé.» Et des mots doux comme ça, il y en a un paquet. Rassurez-vous, cela se passe ailleurs. Pas chez nous. Chez nous, c'est une autre paire de mots doux. Au fait, placeriez-vous ce livre dans votre bibliothèque idéale. En tout cas, je me suis régalé.