Pélégri, cet Algérien peu connu, est mort il y a dix ans, un certain octobre 2003. Mohammed Dib, l'auteur de l'Incendie, dira sans aucune fausse modestie de son ami Jean : «Il vous fait découvrir l'âme de l'Algérie ; tandis que dans nos gribouillages à nous, l'Algérie ne livre au mieux que ses gesticulations (...) Et si les Algériens sont au fond d'eux-mêmes des autistes invétérés, Jean est le seul écrivain algérien à avoir été capable de nous faire confesser, et c'est ce qui fait tout le prix de son œuvre.» Son père, qui revient souvent dans tous ses écrits, lui dit, un été 1955, en parlant des Algériens : «Moi, ce sont les Arabes qui m'ont appris à être juste... Oui, les Arabes. Parce que si tu ne l'es pas, pour eux tu n'es rien. Et ce qu'il y a de bien avec eux, c'est quand tu es juste, ils ne l'oublient jamais !» D'ailleurs, ce père est mort dans son lit en prononçant des mots arabes dans son délire pour la dernière fois à une personne imaginaire. Le fils interprète à sa manière ce choc : «Cette mort donnait un sens à sa vie, et donc à la mienne. Un sens dont j'aurais à m'inspirer.» Sa sensibilité, ses sources et ses repères, il les puise de son village natal Sidi-Moussa et sa plaine la Mitidja, avec ses arbres, ses vignes et ses orangers. Il cite cette réflexion de son père dont il parle souvent : «Tu vois, mon fils, ce n'est pas ce qu'on est qui compte. C'est ce que l'on devient.» Jouant sur les riches vocables d'alors, il lui apprend qu'«en arabe, ton prénom c'est Yahia. Et pour ton nom, c'est un peu difficile. Celui-ci vient du mot espagnol périgrino qui signifie pèlerin. En arabe, tu t'appelles donc El-Hadj Yahia». Lui qui écrivait : «Pour l'écrivain qui essaie de dire juste, il y a un ordre, une chronologie. D'abord le paysage, les êtres qui l'habitent, puis l'écriture, enfin un va-et-vient entre ces trois termes. Des chocs en retour. Mais tout n'était pas rose dans ce paysage : «Il y avait les gourbis, la misère, et cette injustice centenaire dont on ne se rendait plus compte pour la raison même qu'elle était centenaire. Si la terre a changé de mains, le paysage et les souvenirs subsistent. Et l'on sera étonné si un jour est publiée la correspondance qui a continué de s'échanger depuis 1962 malgré la séparation entre les uns et les autres. Comme un héritage, la terre divise, mais elle relie aussi, quand justice est faite.» Les massacres du 8 mai 1945 l'ont aussi bien marqué que les nationaux. Pour lui, le réveil fut très dur. Il s'est transformé en révolte. «c'est à cette époque que j'ai perdu la foi. Cette foi chrétienne, faite avant tout d'amour et de respect pour les humbles, était utilisée par certains pour tout justifier : l'injustice, l'antisémitisme, le racisme, le colonialisme, le triomphe de l'Occident sur l'Orient. Je me rendis compte alors, en faisant retour sur moi-même, que la foi active et militante de mon adolescence m'avait empêché pendant un temps de voir l'évidence : l'injustice qui aurait dû me crever les yeux. Qu'elle m'avait même servi sans que je m'en doute à la justifier». Dès novembre 1954, il s'est senti solidaire des moudjahidine capturés alors qu'ils allaient faire sauter les grandes citernes de l'usine à gaz d'El Hamma d'Alger. Il avait découpé leurs photos parues dans les journaux et les a gardées avec ses poèmes. La parole juste, vraie, dit-il, il l'avait trouvée d'abord chez ses amis algériens, puis dans les livres de Roblès, Mammeri, Feraoun, Sénac, Kateb Yacine et Dib. Pélégri a le mérite de nous laisser des témoignages écrits mais qu'aujourd'hui il est difficile d'en retrouver les traces. Il évoque par exemple un gardien de leur ferme, un «noctambule» qui lui apprenait l'arabe et le nom des étoiles et des constellations en les montrant du doigt ou en dessinant du bout de son bâton leurs étranges figures. Deux êtres lui avaient le plus appris et lui ont toujours parlé. Son père et Fatima, une vielle domestique analphabète, l'ayant marqué autant que son père par sa clairvoyance et sa sagesse, et qui l'a beaucoup inspiré dans l'écriture de son livre les Oliviers de la justice, son roman-phare dont on a tiré un film. Ce possédé de l'Algérie «... reste toujours ignoré en France. Pourquoi ? Parce que pour marquer son appartenance au territoire algérien, il l'a compissé si fort qu'il a créé à son usage une autre langue française. Et là le public français a renâclé, n'a pas voulu de lui». C'est en ces termes que Dib a rendu hommage à Pélégri dans son dernier livre Simorgh.