Youcef Merahi [email protected] Aujourd'hui, j'ai fait ma marche quotidienne. Autant vous dire que c'est une prescription médicale. Oui, il y a bien des médecins qui vous obligent à marcher ; une marche soutenue quand même, car traîner les pieds relève du quotidien national. J'aurais aimé faire une randonnée en montagne. L'air y est pur, l'altitude fortifie le muscle et les paysages ravissent l'œil, pour peu qu'on daigne admirer. Mais, voilà il y a un hic qui ressemble étrangement à une décapitation. Si en ville, il faut marcher en évitant les uns, les flâneurs, et se faire massacrer l'épaule, par les plus aigris. A la campagne, on s'oxygène dangereusement, car on risque de le payer cash. J'aimerais bien me taper une rando du côté de Tikjda, voir le Djurdjura dans sa splendeur et éviter, de ce fait, la pollution de Tizi. Sauf que sur les hauteurs, à défaut de voir un aigle tenter une triple pirouette, un bouquetin traquer la paroi abrupte du mont ferratus ou, pourquoi ne pas rencontrer miraculeusement une sittelle kabyle, il y a un risque gravissime de rencontrer la mort au détour d'une route de montagne. Aussi, ai-je pris le risque de faire ma rando en ville : du centre, je quitte graduellement la cohue, négocie la route des arbres où il n'y a pratiquement plus d'arbres, bifurque vers la fontaine du sanglier (l'eau n'est pas potable, un panonceau l'indique clairement) pour déboucher vers Tablaênit ; gentiment, je guide mes pas vers Zellal, la houma de ma naissance, mes yeux ne loupent aucun détail pour la nostalgie, je n'oublie pas néanmoins ma marche (ah, ces toubibs !), puis je vais vers Djamâ Zitouna, une place où mon adolescence a déroulé sa soif, je constate que la fontaine du sultan s'est tarie, il n'y a plus cette eau fraîche qui se déverse sur notre soif sans discontinuité. Je regarde, m'informe et pousse ma godasse vers le but. Le béton fait son œuvre, même ici. La haute ville est quasi déserte. La déch' (pour déchra) devrais-je dire ! Elle est belle, ma montagne. Mais l'ogre de la fable de mon enfance s'y cache toujours ; il est plus féroce que jamais ; il coupe les têtes et cache la dépouille. Je ne dois pas me déconcentrer de ma promenade, censée renforcer mes genoux. Mon toubib est formel, il faut bouger, bouger et, encore, bouger. Manger et bouger, dit la pub de là-bas. Ils ont donc raison ceux qui, casse-croûte à la maison, dévorent leur chawarma ou leur garantita (pardon pour l'orthographe) tout en marchant. Moi aussi, je bouge. Mais je préfère manger at home. Ici, pas loin de Bordj Lahmar, un concert de klaxon se fait entendre. Le cri sort à la Rahan : Batata, felfel, zroudia, tefah...» Des femmes sortent pour remplir le couffin, l'Aïd est à portée de main. La mercuriale chauffe, du simple au double des fois. C'est dire que les profiteurs profitent et les contrôleurs ne contrôlent rien. Je reprends ma marche vers le boulevard du Nord, la toponymie chez nous ne sert qu'au facteur. Et encore ! Le boulevard s'est assombri par les coopératives, de la promotion immobilière en somme, qui tutoient les nuages. Je ne reconnais, pratiquement, plus rien de cette grande artère qui délimitait la ville coloniale des quartiers algériens. Le goudron est défoncé, on refait les conduites d'eau. Puis, je ne comprends pas cette propension à planter des arbres de différentes essences qui donnent à cette houma un air d'anarchie. Allez, vas-y, marche et arrête de te triturer la caboche, ce n'est pas pour toi, les décideurs ont décidé et leurs bureaux sont inviolables. Une transversale pique droit vers le rond-point sur une déclivité de plus de 10%. Je l'emprunte et redescends vers le mouvement du centre-ville qui congestionne totalement, nonobstant les trémies, une réalisation spécifiquement algérienne. Il me faut marcher, bouger et faire travailler mes guibolles. Mon toubib ne plaisante pas. Il a failli m'astreindre au régime alimentaire. Je l'ai échappé belle. Une semaine sans couscous est un supplice, je l'avoue. Le crâne fiché dans un bob, je dégringole. J'accélère le pas. Je vole, presque. Et j'ai en tête les paysages féériques de ma montagne que je ne peux plus toucher des yeux, sans avoir à risquer la mort. Et on vient nous parler de tourisme, il y a même un ministère pour cela. Un ministère du Tourisme, il sert à quoi, franchement ? L'Algérien quête le visa Shengen et va couler des jours heureux en Espagne ou en Italie. Les autres filent droit vers la Tunisie, un pays frère qui n'exige pas de visa, mais qui exige un droit de sortie. Allez comprendre ! Ben, le reste se déverse vers les plages les plus sécurisées du pays. Quid de la montagne et du désert ? Attention, Tiguentourine a été attaquée. On décapite au Djurdjura. On tue encore à Bel-Abbès. Alors, autant se cloîtrer dans un F3, se brancher sur une chaîne du câble et voyager : une manière comme une autre de faire du tourisme, à moindre frais. Hier encore, je me trouvais sur le fleuve Mékong où j'ai pêché une raie d'eau douce géante. Quand on me parle de tourisme en Algérie, je sens monter en moi une peur bleue (pardon Madame la ministre du Tourisme, vous n'y êtes pour rien) et je sens ma vessie se contracter. J'oublie, dès lors, les piedmonts de chez nous, les dunes de Taghit, Hammam Debbagh, la forêt de Yakouren, le mont Chenoua, la magie de Timimoun... et, je me concentre sur cette fourmilière quotidienne. J'évite l'un et me retrouve nez à nez avec un autre marcheur. Les rôtissoires, à même le trottoir, proposent à des ventres insouciants, une viande douteuse, gluante de graisse, et des poulets qui ne finissent pas de rôtir dans leur jus brunâtre. L'hygiène ? Ça se mange ? La qualité ? Je fais la fine bouche, non ? Tout ce qui rentre fait ventre, dit un dicton de chez nous. J'avance difficilement ; mais, j'avance tout de même. J'ai besoin de me poser, maintenant. Un café ? Penses-tu, comme dit l'autre. Autant tenter directement la pollution. Je me trouve à proximité de la libraire multilivres, où Omar C. officie comme un amoureux des belles lettres. Je grimpe la vingtaine de marche d'escalier, salue auparavant Rachid H., un des rares photographes encore en exercice à Tizi et me retrouve dans une salle à deux ailes, à angle droit parfait. Je respire, à pleins poumons, l'odeur du livre, en fait l'odeur de la forêt, celle qui m'est interdite, sous peine de décapitation, par des mutants (Bichouh n lghava !). Je palpe, tâte, touche, caresse les livres. Ces derniers me parlent, une autre forme de folie, sauf que celle-là, je l'accepte, l'assume et la revendique. L'espace d'une poignée de secondes, j'ai cru voir des personnages de roman surgir de derrière le bruissement des pages : j'ai cru voir Zane, un rictus sur la tronche, se frotter les mains, comme pour crier victoire, car la curée lui profite à bon escient. De derrière le comptoir, Boualem Yekker me sourit timidement, content de me voir arriver, comme s'il attendait un soutien de ma part. Je lui rends son sourire, sans plus. Les libraires sont une denrée rare, de nos jours. Pas loin, je vois Nedjma s'offrir une rasade de vers poétique de Cheikh Mohand. Etrangement, elle porte une burqua, comme là-bas, au pays de la peur. Qui c'est cet enfant, portant une blouse bleue, feuilletant Les misérables ? O mon Dieu, Fouroulou tisse, pour moi, la quête du savoir ! Je vois Omar, portant un seau d'eau, courir éteindre l'incendie qui ne cesse pas de cramer mon pays. Brave Omar et paix à ton âme P'tit Omar de La Casbah ! Davda arrive, habillée d'une robe kabyle chatoyante, nous avertir que Mokrane est mort décapité sur le flanc d'une montagne algérienne. Je rouvre les yeux et vois l'harmonie des étals sur lesquels trônent des livres à lire. Et à relire ! Question à deux douros : fête-t-on, aujourd'hui, l'anniversaire de la Concorde nationale ?