[email protected] La Turquie des islamistes dits modérés du Parti de la justice et du développement (AKP) n'est pas au bout de ses peines avec l'Union européenne (UE). Il n'y a pas que le foulard ou l'enseignement religieux qui irritent les membres de la Cour européenne des droits de l'Homme qui l'ont systématiquement condamnée sur des questions relatives aux libertés. Les autres institutions de l'Union (la Commission, le Parlement, le Conseil, le Comité européen économique et social et le Comité des régions) semblent partager les mêmes appréhensions. Dernier tournant marquant dans le processus de son adhésion à l'UE : ce mardi 8 octobre, la Commission européenne a publié son rapport de suivi intitulé «Turkey 2014 Progress Document», chargé de dresser le bilan des réformes exigées pour une adhésion à l'Union européenne. Il évalue l'avancée de la candidature de la Turquie – officialisée en 2005 – les progrès entrepris ainsi que la voie à suivre pour l'année à venir(*). Pour rappel, la Turquie est engagée depuis 1963 dans l'accord d'association avec la Communauté européenne (Accord d'Ankara), et par une union douanière, entrée en vigueur le 31 décembre 1995, qui comprend la libre circulation des marchandises, une politique de préférences tarifaires communes, des dispositions douanières et le rapprochement des législations, y compris dans les domaines de la propriété intellectuelle, industrielle et commerciale, de la concurrence et de la fiscalité. Avec l'union douanière, la Turquie a ouvert son marché à la concurrence des pays de l'UE et des pays tiers, tout en obtenant un accès libre au marché communautaire. Candidate à l'entrée dans l'Union européenne depuis 1999, ce n'est que dix-sept ans après la première demande d'adhésion de la Turquie que le Conseil européen a décidé de donner son aval à l'ouverture de négociations d'adhésion, le 3 octobre 2005. Et le candidat à l'adhésion n'est toujours pas au bout de ses peines, dans ce qui s'apparente à un véritable parcours du combattant. Le dernier rapport en date traite du volet politique (Political Criteria) en trois points : la place de la démocratie et le rôle de la loi, les droits de l'Homme et la protection des minorités, les questions régionales et les obligations internationales. Le critère économique couvre deux points : l'existence d'une économie de marché et la capacité à s'intégrer à un espace compétitif dominé par les forces du marché au sein de l'Union. Concernant l'existence d'une économie de marché qui fonctionne, le document salue la croissance significative de la Turquie depuis 13 années, ce qui confirme la solidité de son économie face aux chocs. Cependant, le déficit structurel et l'inflation sont élevés, ce qui indique qu'il y a toujours des déséquilibres importants au sein de l'économie turque. Par exemple, le rapport estime que la concurrence peut être améliorée en continuant à libéraliser les marchés des biens et des services. Pour ce qui est de la capacité de faire face à la pression de la concurrence et aux forces du marché au sein de l'Union, le document indique que les améliorations sur le capital physique (la force de travail) du pays demeurent modestes. Autre point noir : même si la libéralisation du marché de l'électricité a progressé, les améliorations dans les autres réseaux d'industries restent très faibles. Malgré tout, le rapport rappelle que l'intégration économique et commerciale avec l'Union reste élevée et que la Turquie a gagné en compétitivité internationale de ses prix (du fait de la dépréciation de la monnaie). C'est le troisième volet du rapport qui occupe l'essentiel des 81 pages consacrées à faire le point sur les relations entre la Turquie et l'UE. La capacité de la Turquie à faire face à ses obligations d'Etat membre est traitée en 33 chapitres qui couvrent tous les domaines d'activité. «Peut mieux faire... Oui, mais», semble dire l'UE à la Turquie. Ainsi, en matière de démocratie et d'Etat de droit, il est fait bon accueil de l'adoption d'une loi destinée à éliminer le terrorisme, renforcer l'inclusion sociale, réintégrer les combattants qui décident de quitter les rangs du PKK en leur garantissant qu'ils ne seront pas jugés. Cette loi est jugée comme étant de nature à renforcer le processus de paix et la protection des droits de l'Homme. Premier couac juridique : le processus de réforme de la Constitution n'a pas encore abouti, faute de consensus. Autre événement bien reçu par l'UE : l'organisation d'élections présidentielles directes, au suffrage universel, le 10 août 2014 et le bon déroulement des élections municipales. Cependant, des inquiétudes persistent sur la mauvaise utilisation des fonds publics au bénéfice du Premier ministre, Erdogan, et le manque d'impartialité des médias. De même qu'a été bien accueilli le nouveau cadre législatif régissant les élections et l'activité des partis, avec un meilleur accès aux financements et le droit de mener campagne dans une langue autre que le turc. Néanmoins, des inquiétudes sont exprimées suite à la réaction du gouvernement aux soupçons de corruption qui pèsent contre lui depuis décembre 2013. «Ingérence du pouvoir exécutif dans l'indépendance, l'impartialité et l'effectivité du pouvoir judiciaire» persistent depuis cette date. Est également saluée la réforme de l'administration publique, même si elle est jugée insuffisante, en raison du besoin de «renforcer la gestion des finances publiques». L'avènement de l'Ombudsman (le protecteur des droits de l'Homme) trouve aussi bon accueil car il permet aux citoyens de prendre connaissance de leurs droits fondamentaux, mais ses recommandations ne sont pas suivies de mesures administratives adéquates et de saisine parlementaire. Les services de renseignement continuent de traquer les civils, en dehors de tout contrôle judiciaire, et avec des financements occultes. La mise en place d'une stratégie nationale et d'un plan d'action contre la corruption trouve par ailleurs bon écho. Il est toutefois déploré l'exclusion du Parlement et de la société civile dans leur mise en œuvre. Autre bon point accordé à Ankara : les progrès enregistrés dans la prévention de la torture et des mauvais traitements, même s'il est déploré un usage disproportionné de la force contre les manifestants. De même qu'il est relevé une réduction du temps de détention précédant les procès et une amélioration dans la formation des gardiens de prison, même si «la situation dans les établissements pénitentiaires reste inquiétante, notamment pour les jeunes détenus et les prisonniers malades». Par ailleurs, l'UE salue la libération de plusieurs journalistes mais déplore l'accentuation de la censure et les restrictions apportées par la loi aux libertés d'expression et de presse. Aussi, l'amélioration des droits culturels est notable en matière d'utilisation des langues maternelles et de normalisation de l'usage de la langue kurde dans l'espace public. La Turquie est néanmoins invitée à punir les discours de haine et les crimes visant les minorités. Au chapitre des questions régionales et des obligations internationales, l'UE salue l'accord de la Turquie pour reprendre les discussions avec les dirigeants grecs sur le dossier chypriote, «sous l'œil attentif du Secrétaire général des Nations Unies». Parallèlement, la Turquie défie toujours la République de Chypre en exploitant ses ressources en hydrocarbures, alors qu'un différend l'oppose toujours à la Grèce sur leur frontière maritime commune, pour des raisons évidentes d'exploitation de ressources naturelles. La Turquie entretient de bonnes relations avec les autres pays candidats et les pays voisins de l'UE, lui reconnaît cette dernière, en relevant naturellement sa participation aux missions militaires européennes menées dans les Balkans et son soutien à certains d'entre eux dans leur souhait de rejoindre l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le ministre turc des Affaires européennes, Volkan Bozkır, s'est exprimé positivement sur le document de l'UE. Après avoir rappelé la détermination de la Turquie quant à son accession à l'Union, le ministre a souligné que «les rapports de suivi ne doivent pas être considérés comme des documents émanant uniquement de la Commission européenne. Le rapport doit être lu comme un document conjoint de la Turquie et de l'UE». Alors que le document de l'année précédente avait été plutôt mal accueilli par la Turquie, le ministre a annoncé que cette année «nos efforts concertés ont payé. (...) Beaucoup de nos suggestions ont été retenues», ajoutant que «le rapport contient naturellement quelques critiques (...) formulées de manière constructive». Volkan Bozkır a conclu : «Je souhaiterais insister sur le fait que c'est un document objectif et équilibré.» Que ne ferait pas la Turquie pour rejoindre une Europe de plus en plus méfiante et sceptique à son égard ? A. B. (*) http://www.ab.gov.tr/files/000etkinlikler/20141008_turkey_progress_report_en.pdf