Entretien réalisé par Salah Benreguia Expert pétrolier de renom, Mourad Preure estime, dans cet entretien accordé au Soir d'Algérie, que les changements à la tête des grandes entreprises telles que Sonatrach ne doivent pas se faire du jour au lendemain. Changer pour changer ne réglera pas les problèmes. Pis, les cadres de Sonatrach en sont affectés, les partenaires en sont circonspects. Ecoutons-le. Le Soir d'Algérie : Plusieurs changements ont été opérés ces dernières années à la tête de Sonatrach. Ces changements obéissent-ils à des considérations purement managériales (vouloir par exemple donner un nouveau souffle...) ou obéissent-ils à d'autres considérations notamment politiques ou de luttes d'intérêts ? M. Preure : L'Etat est propriétaire et est donc libre de désigner le management qu'il souhaite à la tête de Sonatrach. Il faut cependant considérer que Sonatrach est une compagnie pétrolière importante et qui évolue dans un environnement qui a ses règles. Ses partenaires ont besoin de visibilité. Ils veulent que les personnes qui managent la société dont ils sont ou peuvent être partenaires soient crédibles et en mesure de tenir leurs engagements, qu'il y ait une continuité. Je n'ai pas connaissance des motivations de l'Etat dans les changements opérés. Je pense que, vu la situation actuelle de notre production, l'Etat peut être enclin à penser qu'en changeant le management on résoudra les problèmes, ce que je ne crois pas. Un peu comme une équipe de football qui a des mauvais résultats, on change d'entraîneur. Si c'est le cas, je pense qu'un minimum de sang-froid est nécessaire. Mais aussi de perspicacité. Car le management de Sonatrach, je le souligne, n'est en rien responsable des mauvais résultats. Ceux-ci sont la conséquence d'un arrêt du développement de l'amont algérien une décennie durant. Nous traversons un trou d'air car le développement gazier a été arrêté inconsidérément. On a de plus exagérément sollicité les gisements, dont Hassi R'mel pour tenir les engagements contractuels d'exportation de gaz, cela jusqu'à altérer ces gisements et provoquer un déclin accéléré de la production. On n'a pas fait ce qu'il fallait pour développer les gisements en exploitation. On a touché à une réglementation, en l'occurrence la loi 86/14, unanimement reconnue comme moderne et attractive. On a mal communiqué, une décennie durant, avec les compagnies pétrolières, dont celles opérant en Algérie et qui ont pris des risques durant la période terroriste. On en paye le prix. Ces changements fréquents à la tête de Sonatrach ne risquent-ils pas de lui porter préjudice ? Incontestablement. On ne change pas le management d'une compagnie pétrolière parmi les leaders mondiaux comme ça. La désignation d'un nouveau patron se fait dans les compagnies pétrolières six mois à l'avance. Il se prépare, se fait connaître et prend ses fonctions dans les meilleures conditions. Il faut que vous sachiez que les premiers à en souffrir sont les cadres, dont ceux à qui revient la responsabilité. Une compagnie pétrolière fonctionne un peu comme une armée. Elle est opérationnelle 24 heures sur 24 et 12 mois sur 12. Il y a des chaînes de commandement extrêmement strictes et le moindre écart peut se traduire par une catastrophe. Au surplus, le manager gère le présent mais aussi le futur car les décisions se prennent au moins dix ans à l'avance dans cette industrie qui est de long terme, risquée, hautement technologique et aussi et surtout internationale, c'est-à-dire fortement sensible au facteur géopolitique. Tout ceci, pour vous répondre, perturbe les processus opérationnels de la compagnie, et plus encore compromet son développement. Car le manager agit en même temps sur le temps court et hautement impératif de l'activité productive et en même temps sur le temps long de la prospective et du développement. Comment voyez-vous le management de Sonatrach qui est une compagnie publique avec le poids qu'elle a dans l'économie nationale ? Sonatrach, comme toutes les compagnies pétrolières nationales, a un caractère dual. Elle est en même temps une entreprise de haute technologie recherchant sans cesse des avantages concurrentiels, à l'affut des opportunités, veillant à se prémunir des menaces, dans un environnement compétitif international hostile par définition. En même temps, elle a un poids et un rôle dans l'économie nationale qui lui imposent des responsabilités très élevées. Elle est la locomotive et le vaisseau amiral de l'économie nationale. Elle doit exercer un effet de rayonnement sur le tissu industriel, sur l'université et la recherche. Elle doit contribuer à diffuser la prospérité et le savoir dans le pays. Elle doit impérativement rechercher des positions fortes dans le monde. Accroître sa base de réserves dans le pays mais aussi et surtout hors du pays, se développer sur le plan technologique et managérial en conséquence. Elle doit rechercher des alliances en international pour protéger ses débouchés, accroître ses réserves, équilibrer son portefeuille d'activités en recherchant une motricité par des activités génératrices de ressources et porteuses de synergies dans les théâtres d'opération internationaux porteurs. Elle doit donc, paradoxalement peut-être, disposer d'une grande autonomie par rapport au politique. Pour lâcher le grand mot, c'est une entreprise stratégique qui doit relever du président de la République. Le Conseil supérieur de l'énergie doit être réactivé car la politique énergétique doit être arbitrée et contrôlée au plus haut niveau de l'Etat. La politique énergétique, y compris Sonatrach, doit aussi faire l'objet d'un contrôle citoyen. Les institutions élues, la presse, les experts nationaux de référence, doivent participer, chacun selon des formes adaptées, à la définition de la politique énergétique et à son appréciation. De ce fait, quelle image peut-on donner à nos partenaires étrangers, eux qui assistent déjà à la mise à nu des scandales de corruption et de pots-de-vin dans ce secteur ? Il faut se soucier de l'image de Sonatrach. Les résultats du dernier appel d'offres doivent nous interpeller. Cette compagnie traverse une crise depuis bientôt quatre années. C'est inédit pour une compagnie pétrolière et surtout très dangereux. Les cadres sont affectés, les partenaires sont circonspects, pour ne pas dire plus. Pourtant Sonatrach a une force qui lui a permis de traverser cet ouragan qu'elle subit depuis trop longtemps. Elle a eu un management inadapté dix années durant qui a fait de graves erreurs stratégiques en plus, pour certains d'avoir été indélicat, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle en paye le prix. La force de Sonatrach c'est toutes ces femmes, tous ces hommes formés à l'école algérienne qui ont une expertise réelle et reconnue, qui sont patriotes, qui animent ses gisements, ses usines, ses structures centrales et qui ont réussi à maintenir la production, à assurer les exportations vitales pour le pays. On a fait fuir ses meilleurs cadres, on les a humiliés. On a recruté et promu sur des bases subjectives. Je le dis tout net, c'est de l'inconscience. Le management actuel doit être soutenu car la tâche n'est pas facile. Les partenaires étrangers savent que le fond est bon, que l'encadrement est solide. C'est pour cela qu'ils tiennent encore. Mais cela peut changer et nous aurions une véritable catastrophe. Je pense que les cadres doivent être sécurisés. Il n'est pas sage de les maintenir dans une position d'intérimaire. Il faut leur faire confiance. La presse est à mon avis à l'amende. Mettre en avant les scandales est une mauvaise chose. La majorité des cadres de Sonatrach est honnête et vit de son salaire, avec un stress qu'on ne peut pas imaginer. Traîner dans la boue Sonatrach est une erreur. Au demeurant, le monde du pétrole est riche de turpitudes et les vrais scandales sont ailleurs, je vous l'assure. Les pétroliers, de par le monde, ne sont pas des enfants de chœur. C'est une industrie extrêmement dure où tous les coups sont permis. La situation de Sonatrach risque de lui porter un grave préjudice si elle perdure. Il faut mettre un terme, faire confiance aux cadres qui la dirigent, l'ouvrir aux meilleures compétences algériennes, tant celles qui sont en Algérie que celles qui exercent ailleurs. C'est une question stratégique nationale qui doit nous mobiliser tous.