La 6e édition du Festival national du théâtre amazigh se tient depuis le 10 décembre, et ce, jusqu'au 18 du mois au Théâtre régional de Batna. Comme chaque année, au moins une des troupes sélectionnées participe avec une pièce de Abdallah Mohia, plus connu sous le nom de Muhand U Yehya. Ce grand dramaturge, poète et adaptateur de pièces de théâtre universelles, nous a quittés, cela fait déjà dix ans. Le 7 décembre 2004, Muhand U Yehya s'éteint à l'âge de 54 ans suite à un fulgurant cancer du cerveau. Il laisse derrière lui l'œuvre la plus riche et de loin la plus laborieuse de la littérature kabyle. Théâtre, poésie, prose et contes façonnent ce travail titanesque qui a duré plus de vingt ans où Mohia a non seulement adapté en kabyle les pièces de théâtre classiques et contemporaines, allant de Molière à Beckett en passant par le Chinois Lu Xun, mais aussi offert à la chanson kabyle moderne des textes inoubliables de Berrouaguia, un texte-coup-de-poing adapté de Merde à Vauban de Léo Ferré, interprété et mis en musique par Ali Idheflawen et dédié aux 24 détenus du Printemps berbère d'avril 1980. On n'oubliera pas non plus son travail phénoménal sur la langue dont il disait à ses proches qu'elle «est résolument moderne». Preuve en est, cette richesse aussi bien sémiotique que poétique qui a permis à Muhand U Yehya de convertir en vocables et en esprit kabyles des œuvres venues des quatre coins du monde et de différents courants littéraires et théâtraux. Hormis les Tartuffe, Ubu Roi, En attendant Godot, L'exception et la règle et autres Les émigrés, Muhand U Yehya a également tutoyé les philosophes de l'Antiquité dont il a adapté Le Banquet de Platon et Œdipe roi de Sophocle. Il s'est aussi montré d'un incommensurable génie dans la «kabylisation» de poésies immortelles à l'instar de quelques textes de Brel, Ferré, Brassens, Aragon, Boris Vian, Victor Jara, etc. La plupart marqueront l'âge d'or de la chanson contestataire kabyle avec des interprètes aussi prestigieux que militants comme Ferhat Imazighen Imoula, Idheflawen, les sœurs «Djura», Brahim Izri... D'autres pionniers reprendront également ses adaptations à l'exemple de Slimane Azem, Idir, etc. Le génie de Mohia se situe incontestablement dans sa connaissance encyclopédique des nuances, des spécificités et des composantes culturelles de la langue kabyle ainsi que dans sa capacité à trouver le mot juste, la formule équivalente, sans jamais verser dans la simple traduction, encore moins faire usage de néologismes. Son œuvre a révélé pour certains un aspect insoupçonné de cette langue : son universalité ! Le modeste local d'alimentation général abritant l'atelier situé dans la rue Sorbier à Paris a vu, tout au long d'une vingtaine d'années, une équipe de passionnés accompagner l'artiste dans son travail de fourmi aussi exigeant que novateur. Les fruits de ce labeur seront par la suite enregistrés sur des cassettes et commercialisés au «prix d'une cassette vierge» car Muhand U Yehya mettait un point d'honneur à ce que son œuvre soit accessible à tous. Par ailleurs, sa rigueur morale et intellectuelle lui faisait prendre des positions qui n'étaient pas pour plaire à tout le monde : par exemple, la revendication culturelle berbère devait quitter, selon lui, l'ère inféconde des slogans et de l'ethnocentrisme et se mettre au travail afin que cette même culture ne demeure pas un simple épouvantail folklorique et qu'elle accède enfin au statut qui lui est dû. Il fustigeait également les attitudes béates et paresseuses qui célébraient la culture orale comme sacrosainte constante de l'identité berbère et lui opposait la nécessité de l'écrit pour la pérennité et la modernisation de ce patrimoine. A ce propos, beaucoup d'anecdotes subsistent à ce jour et font le bonheur de ses admirateurs, comme ce jour où un jeune homme lui dit : «Je suis prêt à mourir pour tamazight !» et Mohia de répondre : «Reviens me voir lorsque tu seras prêt à vivre pour elle !» Ou encore cette cinglante réflexion sur le slogan des Arouch Ulac smah ulac (pas de pardon) : «Le malheur c'est que personne n'est venu leur demander pardon !»... Dix ans après sa mort, l'œuvre de Muhend U Yehya vit un regain d'intérêt notamment de la part des jeunes générations dont beaucoup de metteurs en scène reprennent régulièrement ses pièces de théâtre tandis que d'autres poursuivent sa démarche et se passionnent pour l'adaptation en kabyle de textes universels.