Par Zineddine Sekfali Je n'ai pas encore compris pourquoi la Commission internationale des droits de l'homme, fut-elle un satellite ou une structure de l'ONU, a choisi Alger pour organiser un débat sur la peine de mort, qu'il faudrait, dit-on ici et là, abolir si nous voulons entrer dans la «modernité» et être admis dans le club huppé des Etats dits civilisés et des nations dites cultivées... Ce colloque, n'en déplaise à ceux qui l'ont organisé et à ceux qui y sont allés «répandre la bonne parole», est une incongruité. Si j'avais une parcelle de pouvoir — pouvoir d'influence, s'entend —, j'aurais, en guise d'ouverture des débats de ce séminaire, conduit les organisateurs et les participants au pied de la plaque commémorative accolée à la façade de la prison Serkadji (ex-Barberousse), pour y compter le nombre d'Algériens qui y furent guillotinés entre 1955 et 1961... Cette liste gravée sur le marbre n'est qu'un simple aperçu des atrocités commises jadis en Algérie contre les nationalistes algériens par la puissance coloniale. La liste des fusillés, égorgés, étranglés, noyés, enfumés, battus à mort durant 130 ans est en effet horriblement trop longue. Cette visite à Serkadji aurait été un grand moment de recueillement à la mémoire de ces quelques Algériens exécutés dans cette prison et grâce au sacrifice desquels nous sommes indépendants. Elle aurait été, de plus, une invitation à la réflexion et une incitation à la modestie, adressée à nos visiteurs. En plus clair, j'aurais ainsi signifié à tous les donneurs de leçons d'humanisme ou d'humanité d'être un peu moins condescendants vis-à-vis de nous autres indigènes, autochtones qui ne sommes pas des Occidentaux. J'aurais aussi tout entrepris pour qu'on y invitât à cette réunion de distingués bien-pensants trois ou quatre représentants de pays qui n'ont pas aboli la peine capitale, comme par exemple les Etats-Unis et le Japon. Que je sache, ces deux derniers pays sont plus civilisés, plus cultivés et sans aucun doute autrement plus modernes que les pays dont sont originaires ceux qui ont participé à ce colloque et qui y sont allés avec beaucoup d'entrain étaler leur «bien-pensance», comme on dit aujourd'hui. Ils ont participé et s'y sont, semble-t-il, comportés comme à confesse, offrant le triste spectacle de ceux qui battent la coulpe et se confondent en contrition, tels de pauvres pécheurs qui veulent expier leur faute et se faire pardonner. De tels comportements sont le symptôme d'une pathologie connue. Les psychothérapeutes la nomment : le complexe d'infériorité. Au lieu d'accueillir et de prendre en charge un tel séminaire qui, de toute évidence, n'est ni utile ni d'aucun intérêt pour nous, nous aurions mieux fait de nous comporter comme ce grand prince prussien qui refusa d'aller s'agenouiller devant le pape qui du haut de son Saint-Siège lui avait enjoint de se rendre à Canossa, faire son mea-culpa. Le prince exprima sa nette fin de non-recevoir en ces termes : «Je n'irai pas à Canossa.» Cette courte mais très significative phrase est entrée dans l'Histoire. Il n'est pas inutile de la rappeler, de temps à autre, aux princes qui nous gouvernent ! Tant qu'à faire, pourquoi ces bien-nommés séminaristes n'organiseraient-ils pas à Alger, si l'envie les prend, d'autres colloques ou conférences internationales sur l'euthanasie, ou sur l'avortement, ou sur le mariage entre homosexuels, par exemple ? Et la liste est longue des grandes questions de ce type qui agitent les «hommes et les femmes» du monde civilisé et plus particulièrement les bonnes consciences qui peuplent certains microcosmes et cénacles de l'Europe occidentale. Faut-il que nous, les Non-Occidentaux, nous nous convertissions aux croyances et adoptions les convictions des Occidentaux alors que non seulement nous ne les partageons pas, mais qu'en plus, elles nous choquent et scandalisent parfois ? On s'insurge en Europe et aux Amériques quand un musulman consomme «halal», on traite comme une délinquante une musulmane portant le voile ou le foulard qu'ils qualifient d'islamique. A Paris, récemment, on a expulsé d'une salle de spectacle une Orientale apparemment éprise d'opéra, parce qu'elle portait une tenue non conforme aux us et coutumes des Parisiennes. Qui est le plus cultivé et civilisé des deux, cette femme orientale qui apprécie l'opéra ou ce rond-de-cuir de l'opéra Garnier qui l'a expulsée de manière aussi cavalière ? Sommes-nous obligés de plaire aux Occidentaux et de nous soumettre à leurs «normes», à leur mode vestimentaire, à leurs «us et coutumes», pour être «labélisés» cultivés, civilisés, humanistes modernistes et pourquoi pas aussi démocrates ? La plupart des participants à ce séminaire coorganisé, paraît-il, par l'ONU et l'Algérie auraient, dit-on, condamné la peine de mort unanimement ou presque. Mais aucun des participants n'a cru pertinent de rappeler l'insupportable «inhumanité» des exécutions extrajudiciaires, à l'instar de celles de jeunes Noirs américains abattus dans la rue, comme au temps des «cow-boys», à la dégaine rapide, et des épouvantables affichettes «Wanted : life or dead»... Qui parmi les participants à ce séminaire a pensé, ne serait-ce qu'une seule minute, aux avions qui larguent encore de nos jours presque quotidiennement à travers le monde leurs bombes et leurs barils d'explosifs sur des civils, des femmes et des enfants sans défense ? Qui a osé rappeler l'insupportable massacre de ces adolescents de Palestine que des soldats en uniforme et en armes de l'armée israélienne tiraient comme des lapins ? Pourquoi ce branle-bas de combat quand un condamné à mort est exécuté quelque part dans le monde, et pourquoi fait-on profil bas devant les exécutions extrajudiciaires de plus en plus fréquentes dans des pays dits démocratiques et plus particulièrement dans le plus grand et plus puissant d'entre eux ? La peine capitale n'est pas abolie partout aux Etats-Unis, et dans les Etats de l'union où elle est abolie, la police tire sur les Noirs comme Tsahal tire sur les jeunes Palestiniens ! Qui a fait remarquer aux honorables fonctionnaires onusiens venus pour conduire les débats, qu'aucun «terroriste palestinien» n'est jamais pris vivant par les Israéliens ? Ils sont, en effet, tous «abattus» et... les maisons de leurs parents rasées. C'est la loi du talion avec responsabilité collective de la famille. En vérité, ni la civilisation ni la culture ne sont l'apanage du seul monde occidental. Dans son livre Origines, Amin Maalouf, écrivain libano-français, membre de l'Académie française, fait dire à son grand-père paternel Boutros, qui fut il y a deux siècles instituteur dans un village de la Montagne, au Liban : «Le savoir est né en Orient, avant de partir en Occident, et il devrait revenir chez les siens... Enfants de mon pays... c'est vous qui avez donné à l'Occident son savoir, c'est vous qui lui avez ouvert la voie. Moïse, le Christ et le Prophète de l'islam étaient des vôtres de même qu'Avicenne et les siens...» En effet, nous ne sommes pas, nous les Non-Occidentaux, sortis du néant. Nous appartenons à des peuples qui ont un riche et dense héritage civilisationnel ainsi qu'un ferme et incontestable substrat culturel. De surcroît, nous sommes ouverts au progrès, à la modernité...mais sous bénéfice d'inventaire. Ceci, pour les deux raisons essentielles suivantes. La première est que la modernité ne charrie pas que du bon. Elle a ses échecs, ses travers, ses défauts, ses vices et ils sont nombreux. La seconde est que nous avons, en tant que peuple, une identité, une religion, des valeurs, des idéaux et des référents culturels et historiques. De quel droit nous obliger à effacer tout cela et nous faire autres ? Et par-dessus tout : comment ose-t-on demander aux Algériens de choisir entre les prescriptions de Dieu contenues dans le Saint Coran et les idées personnelles ou les convictions de tel ou tel individu, qu'il se prétende fidèle croyant ou qu'il s'affiche ouvertement en tant qu'athée ne croyant en rien et s'imaginant, avec beaucoup d'arrogance, supérieur aux autres alors qu'ils sont ses semblables ? Pour conclure, je dirais que nous n'avions nullement besoin d'organiser un séminaire sur la peine capitale pour nous sortir de l'impasse où l'on s'est fourvoyé, en décidant par adoption d'un simple moratoire de suspendre les exécutions capitales. En effet, nos tribunaux ne font qu'appliquer la loi en prononçant des condamnations à mort. Ces condamnations ne sont pas exécutées parce que le pouvoir exécutif refuse d'appliquer la peine capitale pourtant prévue par la loi et décidée par les juridictions. Il y a là, il faut bien en convenir, quelque chose de kafkaïen et d'absurde. Or, il existe un moyen pour sortir de l'impasse dans laquelle on s'est inconsidérément mis. Pour cela, il faudrait : 1- gracier tous les condamnés à mort et convertir les condamnations en des peines privatives de liberté, le tout par des décrets présidentiels ; 2- engager, au plus vite, la révision des articles du code pénal et du code de justice militaire qui prévoient abusivement la peine de mort ; 3- revoir les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, pour faire en sorte que la peine capitale, lorsqu'elle est expressément prévue par la loi, ne puisse être prononcée par le tribunal qu'à l'unanimité des magistrats et s'il y a lieu des jurés, qui composent le tribunal ; 4- instruire les magistrats du ministère public, en attendant l'adoption des amendements législatifs nécessaires, afin qu'ils s'abstiennent de requérir la peine de mort contre les auteurs et complices de certains crimes.