Par Hassane Zerrouky Les «musulmans» (???) de France et de Navarre sont sommés de descendre dans la rue pour dénoncer l'islamisme djihadiste, lit-on et entend-on dans les médias français. On veut les voir ! Il faut qu'ils soient visibles, nous dit-on ! Faudra-t-il, dans cette France laïque, que ces «musulmans» français invités à dénoncer le terrorisme islamiste mettent une calotte, une chéchia, un turban, défilent séparément, pour qu'ils soient «visibles» afin qu'on puisse les dénombrer ? Pour l'histoire, ça rappelle ces cartes d'identité française détenues par les Algériens durant la guerre d'Algérie où était mentionnée leur qualité de «musulmans». Ce qui permettait aux légionnaires (allemands, hongrois et oustachis (croates) de reconnaître immédiatement à qui ils avaient affaire ! Dans la France laïque et républicaine, sans craindre le ridicule, on persiste à percevoir les Maghrébins à travers un marqueur religieux et à les enfermer – c'est en tant que musulmans qu'ils sont aujourd'hui interpellés et non en tant que citoyens français – à les enfermer dans une identité strictement religieuse. Et ce, après les avoir défini, entre 1962 et aujourd'hui, d'abord de Nord Africains, de Maghrébins, puis d'arabes, ensuite de «beur» ou «rebeu», avant qu'on ne les désigne de musulmans. On assiste ainsi à un glissement sémantique effrayant. Dès lors, à quand la mention «musulman» sur les cartes d'identité française pour les Français d'origine maghrébine, africaine ou moyen-orientale ? Disons-le : Ça suffit ! Basta ! Barakat ! Les Algériens, mais aussi les Marocains lors des attentats de Casablanca et Marrakech et récemment – c'était hier – les Tunisiens en 2013-2014 certains «intellos français, n'ont pas attendu pour sortir massivement dans la rue contre le terrorisme islamiste. Mais, je suis contraint de le dire, étant le fait de populations non-européennes, ça n'intéressait pas les médias français et anglo-saxons, beaucoup plus prompts à réagir et à se mobiliser quand un ressortissant européen ou américain est assassiné ou quand un attentat fait des victimes européennes, dans l'un de ces pays ! Poursuivons et puisqu'on y est, remuons le couteau. Deux journalistes tunisiens viennent d'être exécutés par les djihadistes en Libye. Quelqu'un est-il au courant ? Si, ils ont eu droit à quelques lignes ! Sans plus. Remontons le temps. Plus d'une centaine de journalistes et d'employés de presse ont été assassinés en Algérie entre 1993 et 1999. Je cite trois exemples pour montrer que les journalistes algériens reviennent de loin. En mars 1994, un commando islamiste pénètre dans les locaux de l'Hebdo Libéré, situé au centre d'Alger. La plupart des journalistes dont le directeur Abderrahmane Mahmoudi – ancien de l'extrême gauche, c'est lui qui était visé – n'étaient pas présents. Qu'à cela ne tienne : six personnes sont froidement exécutées d'une balle dans la tête. En 1996 – c'est encore frais dans ma tête – la maison Tahar Djaout, qui abrite les sièges des journaux, est visée par un attentat à la voiture piégée. Les sièges du Soir d'Algérie, d'Alger républicain et à un degré moindre du Matin, sont totalement ou partiellement détruits. Trois collègues du Soir d'Algérie avec qui j'ai pris le thé la veille – c'était le Ramadhan – sont tués. Des dizaines de civils coincés dans leurs véhicules sur cette rue Hassiba-Ben-Bouali très encombrée, sont morts carbonisés. Je ne parlerai pas du Matin, dans lequel je travaillais et qui a eu quatre journalistes assassinés, mais de Zinedine Aliou Salah de Liberté : «on ne meurt qu'une fois» déclarait-il alors. A l'époque, chaque enterrement se transformait en manifestation contre le terrorisme islamiste comme ce fut le cas pour Tahar Djaout (Ruptures), Saïd Mekbel (Le Matin), Abderahmani (El Moudjahid), Rachida Hamadi (TV), Naïma Hamouda (Le Matin, 28 ans)... Ces morts ont-ils ému ces messieurs qui somment aujourd'hui les «musulmans» à sortir dans la rue pour dénoncer le terrorisme ? Bien sûr que non. En revanche, ils hurlaient – les écrits existent — quand le pouvoir algérien était suspecté d'être à l'origine de crimes et se taisaient quand le GIA (Groupe islamique armé) ou le Fida (Front du djihad armé) avouaient en être les auteurs. Pire, ils écrivaient que derrière chaque journaliste algérien dénonçant les crimes islamistes se tenait un membre des services de sécurité pour leur dicter leur papier, légitimant pas avance les meurtres à venir et dédouanant par la même occasion les djihadistes. Pourtant, c'était bien l'un d'eux, Mourad Si Ahmed, dit Djamel Al-Afghani, un des ex-bras droits de Goulboudine Hekmatyar en Afghanistan, qui avait déclaré en 1993, je cite : «celui qui nous combat par la plume périra par la lame» ! Concluons. En tant qu'Algériens et Maghrébins, l'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo nous révulsent. Nous le dénonçons et nous exprimons notre totale solidarité (je parle en mon nom). Parce que nous avons vécu, mais dans un anonymat presque total – on n'a pas vu un chef d'Etat occidental s'en aller signer un quelconque registre de condoléances – la mort d'êtres chers, des gens de talents, pas seulement des journalistes – je pense au dramaturge Alloula , à l'acteur et homme de théâtre mais aussi ami du Matin, Azzedine Medjoubi, au professeur et spécialiste de l'islam Rabah Stambouli à Tizi-ouzou, au recteur de l'université de Bab-Ezzouar Salah Djebali, au sociologue M'hamed Boukhobza, à l'économiste de renom Abderahmane Fardheheb... — pour savoir de quoi il en retourne. Nous avons fait face, nous avons continué à écrire, à témoigner, en dépit – c'était le prix à payer – des interdits de presse et des procès intentés contre nous. Nous n'avons pas vendu notre âme au diable. Et si des compatriotes d'origine algérienne et maghrébine (ce sont aussi mes compatriotes) iront manifester dimanche à Paris, ils le feront en tant que citoyens, sans être contraints de subir un contrôle d'identité religieuse ou de décliner leur identité «musulmane».