Par Zineddine Sekfali Chez nous, deux hommes tiennent actuellement le haut du pavé en matière de fetwa. Ils apparaissent de plus en plus sur les écrans de certaines télévisions pour donner des consultations dites fetwas, faire des causeries religieuses et accorder des interviews. On parle d'eux dans des quotidiens électroniques et journaux à fort tirage. Pourtant, personne ne les a nommés muftis, et aucune autorité publique ne les a habilités à exercer cette importante fonction juridico-religieuse. Ce sont eux-mêmes qui se sont nommés, s'y sont installés et constatant que les autorités ne réagissaient pas, ils se sont mis à officier. «Qui ne dit mot consent», affirme un dicton populaire et «Le silence vaut acceptation tacite», prétend un aphorisme administratif, nos deux religieux rendent des fetwas, comme s'ils étaient de vrais muftis, sans crainte d'être dérangés ou contestés. L'Algérie est ainsi probablement le seul pays musulman où n'importe qui peut se proclamer mufti et exercer ce magistère qui exige compétence et haute qualité morale. Partout ailleurs en effet, il existe une institution publique en charge et en responsabilité de cette fonction. En Algérie, alors que la Constitution stipule expressément dans son article 2 que «l'Islam est la religion de l'Etat», on constate que le gouvernement hésite encore, sans qu'on sache pourquoi, à créer une institution publique dédiée à la fetwa, semblable à celles qu'on trouve dans le monde musulman, et d'adopter un statut du mufti. Profitant du vide juridique, ces deux individus n'ont pas hésité à s'engouffrer dans la brèche, et étant doués d'un aplomb incroyable et d'une faconde remarquable, se sont eux-mêmes proclamés muftis, et officient le plus naturellement du monde. En tout cas, ils parlent beaucoup et leurs discours-prêches sont remplis de paroles pieuses, de références religieuses. On remarque aussi qu'ils aiment bien vitupérer et morigéner les croyants. Il y a des accents inquisitoriaux dans leurs harangues et ils savent inspirer la crainte chez ceux auxquels ils s'adressent. Cependant, pour les connaisseurs du dogme musulman et de la charia, les avis et opinions de ces prétendus muftis ne sont pas toujours «orthodoxes». On peut en effet déceler dans leurs propos des références à des principes étrangers à la Sunna et inconnus du rite malékite. On trouve par ailleurs dans leurs «dourous» et prêches beaucoup de clichés et de lieux communs. Enfin, on a remarqué qu'ils se laissent aller de temps en temps à des digressions croustillantes, notamment quand ils abordent les thèmes relatifs à la femme et au mariage. Il leur arrive aussi de tenir des propos franchement triviaux et impudiques, qui provoquent l'hilarité chez les auditeurs et téléspectateurs. Certaines émissions télévisées ont la réputation d'être de véritables «one man shows» comiques ! Un jour peut-être, quelqu'un composera-t-il un «sottisier» répertoriant toutes ces bouffonneries et étrangetés. Je pense ici notamment à cette scandaleuse «fetwa» par laquelle un prétendu homme du culte a jugé légal le mariage d'un homme âgé de plus d'une trentaine d'années avec une fille à peine âgée d'une dizaine d'années, donc une personne sans discernement et juridiquement incapable ! A mon humble avis, un viol reste un viol, fut-il précédé de la lecture de la Fatiha, et de toutes les formules sacramentelles que l'on veut ! L'un de ces deux muftis-imams est très «cathodique» : il a en effet sa chaîne de TV attitrée, son émission à heures fixes, son programme et un audimat élevé. Sa réputation est déjà faite à l'échelle nationale, aussi nul besoin de citer son nom dans cet article de presse. L'autre par contre ne fait que des apparitions courtes et furtives. Mais elles sont mortifères. Par exemple, il a récemment demandé publiquement, à travers une chaîne de TV privée et «populiste», que l'on applique la peine de mort contre un journaliste-écrivain connu pour ses chroniques politiques et sociales corrosives, son humour grinçant et son style alerte. Certes, quelques voix se sont élevées pour exprimer leur sympathie et leur soutien à ce journaliste-écrivain si violemment pris à partie et calomnié. Mais d'autres voix, surenchérissant aux outrances des dévots, l'ont accusé de sionisme et d'appartenance à «hizb França». Le grief pourtant extrêmement grave de «ridda» ne leur suffisant pas, ces patriotes de la surenchère lui ont ajouté celui de «khiyana» ! La meute n'attend que l'hallali pour aller à la curée. On dit de cet Imam qui a rendu cette criminelle fetwa, qu'il a vécu longtemps dans la clandestinité, ce qui expliquerait sa furtivité et son penchant pour l'incognito. On dit aussi qu'il a fait le coup de feu contre ses coreligionnaires durant la décennie noire, ce qui expliquerait sa fascination pour la mort, mais celle des autres bien sûr ! Il est par conséquent fort à craindre, s'il n'est pas rapidement et fermement rappelé à l'ordre par qui de droit, qu'il ne récidive. Nous savons en effet que des rechutes se sont malheureusement déjà produites. Il est impossible de les poursuivre pénalement pour exercice illégal de la profession de mufti ou pour usurpation de cette qualité, puisqu'il n'y a aucun texte législatif ou réglementaire régissant la profession de mufti et pas davantage d'institution publique en charge et en responsabilité de cette mission juridico-religieuse. Mais s'agissant de l'exercice de la profession d'imam qui est réglementée, des poursuites sont possibles. Les imams réglementairement nommés sont en effet susceptibles de poursuites disciplinaires quand ils se rendent coupables de fautes professionnelles, et de poursuites judiciaires s'ils commettent des infractions pénales en liaison avec la fonction. Ceux qui exercent ladite fonction sans y être réglementairement nommés sont eux passibles de poursuites judiciaires pour usurpation de fonction ou exercice illégal de la profession d'imam. Les faux hommes du culte et les usurpateurs seront-ils un jour cités à comparaître en correctionnelle ? Rien n'est moins sûr, tant il est hélas fréquent chez nous d'entendre ces expressions : «Ma aaleh-sh ! Mektoub ! Allah ghaleb ! Asbar ! etc.» Ces expressions sont en général dites accompagnées de haussements d'épaules, comme pour souligner la résignation et l'impuissance des gens devant la permissivité et la complaisance des autorités. Mais le plus grave dans cette affaire, c'est le fait que des chaînes de télévision aient accepté d'être les porte-voix de ces deux «imams» et les vecteurs de l'incroyable confusionnisme religieux et politique qui règne dans le pays. En effet, permettre à des gens de passer à la télévision pour déverser, sans contradicteur pour leur répliquer, des propos haineux, diffamatoires et calomnieux, ce n'est pas informer, c'est faire acte de désinformation et de propagande. Ces émissions font le lit de l'intolérance et du fanatisme. En termes plus clairs : la télévision qui permet à un repenti de lancer publiquement un appel au meurtre est une télévision qui insulte les victimes du terrorisme et provoque les veuves et orphelins de ces victimes. Du point de vue juridique, elle est aussi complice d'un tel appel au crime. Et surtout qu'on n'invoque pas la loi sur la réconciliation nationale, pour justifier de telles émissions ! Ne faisons pas dire à cette loi ce qu'elle ne dit pas. La loi sur la réconciliation a permis de suspendre des poursuites pénales, de gracier des condamnés et d'indemniser des gens. Elle a eu aussi pour effet de faire baisser le terrorisme à un niveau, je ne dirais pas acceptable car le terrorisme n'est jamais acceptable, mais moins dommageable. Cependant, elle n'a en aucun cas réhabilité les auteurs des boucheries commises. De toute manière, aucune loi ne pourra jamais effacer de nos mémoires individuelles et de notre mémoire collective les horreurs de la décennie noire. Néanmoins, on peut concevoir que le peuple algérien qui a approuvé librement la loi sur la réconciliation puisse plus tard, quand le terrorisme aura disparu, voter l'amnistie, s'il juge qu'une telle mesure est de nature à apaiser les âmes et les cœurs. Mais en l'état actuel des choses et des séquelles qui restent douloureuses, il y a des limites que l'on ne saurait franchir impunément. On doit remarquer aussi que les deux religieux dont on parle ici ne sont que l'arbre qui cache la forêt. Ils ne sont que deux exemples parmi tant d'autres. Il n'est que trop vrai que beaucoup de soi-disant muftis et imams officient illégalement à travers le territoire national. Ce n'est en effet un secret pour personne qu'un nombre considérable de mosquées et de lieux de prière échappent aux autorités publiques. Au fil des années, dans une atmosphère de bigoterie générale, les gens ont pris l'habitude de considérer comme vérité révélée et parole pieuse les propos de tout individu portant barbe et kamis et pérorant du haut d'un minbar. De tels individus activent aussi dans les cimetières. Combien sont-ils ces «jeunes cheikhs» imprécateurs au regard menaçant, qui sermonnent et menacent du feu de l'enfer ceux qui assistent aux enterrements ? Pis encore, on a, par inconscience ou pusillanimité, permis la politisation des lieux du culte. A cet égard, il convient de rappeler ici ces quelques fondamentaux essentiels : les mosquées sont des lieux de prière, de méditation, de piété, où les croyants, hommes et femmes, quelle que soit la couleur de leur peau, leur race, leur langue, ou leur condition sociale, viennent se recueillir devant Allah. Certes, les mosquées ont aussi vocation d'être des lieux de formation et d'éducation, non seulement religieuse mais aussi morale, civique, culturelle, prodiguée «bi ellati hiya ahsan» par des hommes du culte qualifiés, des «ulémas» avérés et des enseignants certifiés. Mais en aucun cas on ne devrait tolérer qu'elles soient transformées en lieux d'endoctrinement politique et en cellules pour l'agit-prop. Il faut enfin signaler, pour le déplorer et le condamner avec force, le retour dans les mosquées de certaines pratiques archaïques et superstitieuses telles que le «baisemain», le «baise-tête», la «baraka», les «talismans», les séances d'incantation et d'exorcisme, le tout bien souvent contre monnaie sonnante et trébuchante. Quand de telles pratiques pénètrent dans les mosquées, c'est que le charlatanisme est plus répandu qu'on ne le croit et que la corruption a tout gangréné. L'islam est lumière (nour). Le fanatisme, le charlatanisme et la superstition, sont l'exact contraire de la lumière. Ils profanent l'islam et dénaturent ses enseignements. C'est dire que nous allons droit vers de sérieuses complications, si on ne chasse pas de nos mosquées les usurpateurs, les provocateurs et les escrocs qui s'y sont infiltrés. Les autorités civiles et religieuses auxquelles cette tâche de salubrité publique incombe rendraient service à l'Islam et aux Algériens en l'entreprenant sans plus tarder et avec toute la fermeté requise.