Par Abdelatif Rebah [email protected] La chute accélérée des prix du pétrole a mis la planète énergie sens dessus dessous. Des signaux aussi contradictoires qu'inquiétants en émanent. Tout a été dit, ou presque, sur les menaces que fait peser la dégringolade du baril sur les économies qui reposent quasi-exclusivement sur les revenus d'exportation de l'or noir et particulièrement sur celles dont les équilibres économiques et sociaux sont les plus fragiles. En 2014, les revenus pétroliers des pays membres de l'Opep (sans l'Iran) se seraient élevés à 700 milliards de dollars, soit une baisse de 13% par rapport à 2013. Pour 2015, on s'attend à ce qu'ils baissent de moitié. Une immense opération de redistribution à l'échelle planétaire, puisqu'il a été estimé qu'une baisse de 40 euros par baril représente au global un transfert de richesse des producteurs et exportateurs vers les pays consommateurs de l'ordre de 1 300 milliards de dollars. S'il est reconnu — et d'abord par Barack Obama lui-même, l'instigateur-clé de cette manœuvre saoudo-américaine concertée — qu'elle a pour principal objectif de ruiner l'économie de la Russie (mais aussi du Venezuela et de l'Iran), force est toutefois de constater que ses dégâts collatéraux n'épargnent pas l'économie pétrolière des Etats-Unis ni celles d'autres pays développés, tranchant, d'ailleurs, avec ses retombées positives pour les gros importateurs chinois et indiens, deux rivaux géants des BRICS. Pékin profite, en effet, de la baisse de prix pour améliorer ses stocks. Plus de la moitié de la hausse de la demande chinoise du mois de novembre incombe à l'augmentation de sa réserve stratégique. Au total, une impression de chaos s'en dégage qui laisse perplexe quant à la rationalité qui guide les décisions des policy makers et price makers de l'or noir. Un prix du baril très bas compromet la rentabilité de l'exploitation des «pétroles difficiles», schistes américains, sables bitumineux canadiens, off-shore profond en mer du Nord et au large du Brésil, où la rentabilité est la plupart du temps fondée sur un prix du baril autour de 100 dollars. «Continuer à produire et perdre de l'argent sur chaque baril, ou stopper la production pour réduire les frais», les choix sont ardus. Les compagnies pétrolières affichent profil bas. Un rapide tour d'horizon de la presse internationale suffit pour en mesurer l'étendue. Les dépêches se suivent et se ressemblent. Un seul message revient en boucle : coupes, restructurations.Dans les plaines du Bakken, le pétrole de schiste américain s'écoule aux environs de 35 dollars, soit 20 dollars en-dessous des cours du marché. En 2015, le rythme de croissance de la production du pétrole de schiste pourrait être divisé par deux, passant à 0,5 million de barils/jour. D'ores et déjà, plus du tiers des producteurs nord-américains ont coupé dans leurs investissements. Les sociétés présentes sur les bassins de pétrole de schiste pourraient ne plus conserver leurs budgets d'investissements. Continental Resources, l'un des acteurs importants du Bakken, annonce une coupe dans ses budgets 2015. L'entreprise va investir 2,7 milliards de dollars au lieu des 5,2 prévus. Il en va de même pour les sables bitumineux du Canada qui «surfent» vers un prix de vente entre 30 et 40 dollars le baril. Le Canada subit de plein fouet la baisse des prix du pétrole. Les producteurs canadiens taillent lourdement dans leurs investissements pétroliers. Husky Energy, MEG Energy et Penn West Petroleum annoncent des budgets très réduits. L'Etat pétrolier de l'Alberta envisage pour 2015 un taux de croissance réduit de moitié. Cette conjoncture va entraîner la disparition d'un volume important d'emplois. L'industrie pétrolière anglaise off-shore est menacée par un baril à 60 dollars. Toute l'économie pétrolière de l'Ecosse en subit les contrecoups. L'américain Schlumberger, basé à Houston (Texas), numéro un mondial des services aux «majors pétrolières», a réduit sa flotte de navires spécialisés dans la sismique sous-marine. L'entreprise va passer de 15 navires de recherche à 9 et de 8 navires d'acquisition à 6. Une opération que son concurrent français CGG a commencé à réaliser sur sa propre flotte, qui a été ramenée de 18 à 13 unités. Les perspectives s'annoncent des plus sombres d'autant que la relation de causalité est connue : à baisse des prix aujourd'hui, déficit de l'offre demain. Pieuvre financière aux tentacules planétaires, Goldmann Sachs, la banque d'investissement la plus puissante du monde, «qui a fabriqué toutes les manipulations du marché depuis la grande dépression», prédit qu'avec la baisse des prix, des milliers de milliards de dollars d'investissements dans des projets d'exploration et d'exploitation de pétrole pourraient «passer à la trappe». La baisse pourrait impacter 7,5 millions b/j durant la prochaine décennie. Schlumberger qui fournit également des équipements de forage a annoncé jeudi 15 janvier la suppression de 9 000 emplois dans le monde, soit 7% de ses effectifs. Son principal concurrent et numéro deux du secteur, l'américain Halliburton, avait présenté, le 11 décembre, un plan d'économies concernant 1 000 personnes (1,25% de ses effectifs dans le monde) en dehors du continent américain. Selon les analystes de la Banque Barclays, les dépenses d'exploration production en Amérique du Nord pourraient ainsi diminuer de 30 % en 2015, si le prix du brut léger américain est entre 50 et 60 dollars. L'anglo-néerlandais Shell va licencier environ 10% des 3 000 personnes qu'il emploie dans deux gisements de sables bitumineux, dans la province de l'Alberta, dans l'ouest canadien. Le pétrolier canadien Suncor, très présent dans l'Alberta, vient d'annoncer mardi 13 janvier la suppression de 1 000 emplois afin de réduire ses coûts d'exploitation de 600 à 800 millions de dollars sur deux ans. Le britannique BP a fait part jeudi 15 janvier de la suppression de 300 emplois en mer du Nord (dont une centaine chez des sous-traitants), essentiellement dans la ville écossaise d'Aberdeen. ConocoPhillips : 230 départs sur son staff de 1650 en Angleterre. Schlumberger a perdu 800 millions de dollars et va également tailler dans ses effectifs sur l'île. Qatar Petroleum et Shell ont ainsi indiqué mercredi 14 janvier qu'elles mettaient fin à l'important projet pétrochimique Al-Karaana, prévu dans le gigantesque site gazier et pétrolier de Ras Laffan, au nord du Qatar. Une opération évaluée à 6,4 milliards de dollars. Shell avait déjà abandonné fin 2013 un projet d'usine de transformation de gaz en carburants liquides en Louisiane en raison du coût élevé du projet, estimé à 20 milliards de dollars. Dans l'Arctique, où un forage coûte jusqu'à 120 millions de dollars et une plate-forme entre 5 et 6 milliards de dollars, la chute des cours du baril devrait mettre à mal de nombreux projets, du moins dans l'immédiat. Le norvégien Statoil a renoncé à trois licences d'exploration au Groenland. Les actionnaires sont cependant rassurés, les dividendes ne seront pas réduits. Schlumberger a même décidé de les augmenter de 25% au dernier trimestre. Les compagnies pétrolières préfèrent sabrer dans leurs coûts plutôt que de réduire les dividendes. Les pétroliers coupent plus volontiers les investissements et licencient. La logique de la dégringolade des prix ne manque pas, toutefois, de soulever nombre d'interrogations. La chute des prix du pétrole suffira-t-elle à relancer la consommation d'or noir ? Non, a estimé l'Agence internationale de l'énergie (AIE) : «A de rares exceptions près comme aux Etats-Unis, le bas niveau des prix ne semble pas avoir, jusqu'ici, stimulé la demande.» En fait, pas de retombées positives sur des économies occidentales complètement anémiées. On aurait pu s'en douter. Il n'est point de bon vent, en effet, pour celui qui a perdu son gouvernail. Et quel avenir pour la «révolution des schistes» qui avait permis de baisser les prix du gaz et du pétrole livrés aux entreprises et aux particuliers et sur laquelle les Etats-Unis fondent leurs plans d'autonomie énergétique ? L'incertitude est grande au-delà d'un horizon de très court terme. On faisait savoir déjà le 4 janvier que l'entreprise américaine de pétrole de schiste WBH Energy s'est déclarée en faillite. En attendant, d'autres «incohérences» se sont fait jour. En 2010, l'Allemagne avait le projet d'un ambitieux programme de décarbonisation de son secteur énergétique. L'idée de base était de réduire les émissions de 40% d'ici à 2020. En lui fournissant du charbon à bon marché comme substitut au gaz dans ses centrales électriques, les Etats-Unis ont contribué à la remise en cause de cet objectif de décarbonisation. Depuis 2010, les émissions ont augmenté et l'objectif sera manqué de 5-8%. En revanche, aux Etats-Unis, en 12 ans, la part du gaz dans la production d'électricité est passée de 15% à 30% au détriment du charbon qui s'exporte à bon marché en Europe. En 2012, les exportations américaines de charbon vers l'Europe ont cru de 100%. La part du charbon dans le bouquet énergétique des 27 est passée en un an de 27% à près de 30% et celle du gaz a chuté de 21% à 17%. Une tendance qui risque de s'accentuer remettant la décarbonisation aux calendes grecques. L'impératif de la lutte contre la pollution cède le pas devant la raison géopolitique. L'accroissement du rôle du gaz russe dans le mélange énergétique européen permettait à l'Europe de se défaire de son industrie au charbon, de diminuer ainsi ses émissions de CO2. La construction du gazoduc South Stream ayant été torpillée par l'Union européenne, la Russie a renoncé irrévocablement au projet et vendra son précieux gaz à la Turquie et en Asie. L'Europe va devoir trouver de nouvelles sources gazières. Il est fort douteux que le gaz des Etats-Unis puisse constituer une alternative crédible. Du côté de l'offre, rien ne pourrait enrayer, à moyen terme, une poussée structurelle vers des prix moyens plus élevés par rapport à ces dernières années. L'épuisement progressif, bien que lent, des réserves pétrolières nécessite d'extraire et de raffiner un pétrole de plus en plus «difficile» et «sale». Ce n'est plus des gisements à fleur de sol qu'on exploite. Il faut creuser de plus en plus profond pour extraire du pétrole. Les coûts d'investissements ont grimpé car on a affaire à des gisements de plus en plus coûteux à exploiter. Et il faudra, cela paraît évident, des prix rémunérateurs conséquents. Quant aux besoins, ils continuent à augmenter et la demande poursuit sa marche dans la vaste zone des pays émergents. On peut continuer à s'interroger sur la logique qui guide les décisions énergétiques des policy makers américains si ce n'est l'objectif proclamé de provoquer la ruine de leurs adversaires politiques. If no future then a past ! disait une historienne britannique à propos de la mission très singulière que s'assignait une certaine recherche historique officielle. A défaut d'avenir, donnons-nous un passé ! Il semble que l'économie ait fait sien ce précepte. En l'adaptant, bien entendu, car, ici, c'est le court terme, voire le très court terme qui tient lieu et place d'avenir. Englués depuis de longues années dans une crise sans issue visible, on gère au plus près. Faute de pouvoir envisager et offrir des perspectives économiques à long et même à moyen terme, les dirigeants des économies occidentales ont fait du court terme et même du très court terme leur horizon indépassable. Incapables d'agir sur les déterminants structurels d'une évolution du rapport de force mondial défavorable à long terme, ils tentent coûte que coûte d'en infléchir les tendances à court terme. Engagés dans une course contre la montre pour conjurer le sort, leur vision stratégique s'est totalement diluée dans un foisonnement de diversions et de coups de poker, navigation à vue qui s'apparente davantage à la démarche du parieur qu'à celle du tacticien maître de la boussole stratégique. C'est la rationalité du sauve-qui-peut.