Par Salem Hammoum Contrairement à la foule qui battait des pieds et des mains pour accaparer une place à l'avant, Djamel prend tout son temps. Il prie Dieu de lui réserver une place assise, de préférence aux côtés d'une personne aimant la compagnie afin de ne pas trop sentir le pesant voyage qui l'attendait. Le bus Azazga-Tizi-Ouzou range sa carrosserie dans un bruit assourdissant au quai de départ. Les voyageurs se précipitent pour prendre rapidement place sur les banquettes et éviter de voyager debout car les travaux de l'autoroute Tizi-Ouzou - Azazga et les embouteillages monstres qui en découlent rendent aléatoire le trafic routier sur cet important axe devenu la bête noire des usagers se rendant à la ville des Genêts. Contrairement à la foule qui fait des pieds et des mains pour accaparer une place à l'avant, Djamel, professeur de français dans un lycée de la région, prend tout son temps. Avant de monter, il pria Dieu de lui réserver une place assise, de préférence avec une personne aimant la compagnie et la discussion franche afin de ne pas trop sentir le voyage pesant qui l'attendait. Ses vœux furent exaucés : il restait encore une place de libre à l'arrière du véhicule, à côté d'une jeune fille qui avait les yeux rivés sur un journal, stylo à la main, à l'assaut d'une grille de mots croisés. A peine sur son séant, il jeta un coup d'œil en coin à la cruciverbiste et vit qu'elle patinait sur une définition dont il connaissait la réponse. Une aubaine qui se présenta à lui pour engager la discussion avec la fille dont il perçut immédiatement le charme indicible. Professeur de français dans une localité voisine, il s'était forgé une belle réputation de cruciverbiste dans la localité. Sourire en avant, il engagea alors la discussion avec la fille sur ce sujet comme s'ils se connaissaient de longue date. D'un signe de la tête, elle approuvait sa théorie sur l'utilité de ces jeux dans la conquête de la langue. Elle trouva le temps de lever le secret de la dernière énigme de la grille avant de ranger son stylo dans la poche intérieure de sa veste. De couleur rouge, le vêtement rendait plus écarlate son visage déjà généreusement arrosé par les rayons de soleil qui traversaient la vitre. - Vous êtes étudiante mademoiselle ?» enchaîna vite Djamel qui avait 45 ans mais en paraissait bien moins lui qui a hérité de l'atavique caractère physique de ses ancêtres montagnards. - Non, j'ai terminé mes études depuis un an et je travaille dans une petite commune de la région comme ingénieur dans le cadre du pré-emploi. Et là je me dirige au siège de la wilaya pour demander le renouvellement de mon contrat arrivé à terme. Djamel sourit à cette nouvelle. Il connaît un fonctionnaire qui travaille dans ce service et proposa son aide à la fille dans le cas où elle en aurait besoin. Sentant qu'il avait le vent en poupe, il rassura la fille quant à la sincérité de sa démarche. L'employé en question est un de ses voisins et de surcroît ami. - Justement j'ai un sérieux problème à régler dans ce service et une relation ne serait pas de trop pour moi, confia-t-elle. C'est alors que Djamel lui proposa de l'accompagner le matin même pour l'aider à résoudre son problème. Ravie, la fille accepta cette aide mais à condition, se disait-elle, qu'elle soit désintéressée et de nature à ne pas perturber l'emploi du temps de son bienfaiteur, elle qui ne voulait pas abuser de sa gentillesse. Mais Djamel jura qu'il n'en était rien. De retour en ville après avoir fait intervenir son ami fonctionnaire pour le règlement du problème de sa compagne de voyage, il se sépara d'elle après avoir échangé leurs coordonnées. Avant de se quitter sur une franche poignée de mains et d'infinis remerciements de la fille, Djamel constata combien elle regorgeait de charme et se surprit à bénir cette journée. Certes, la fille n'était pas un canon de beauté, mais son allure de sportive accomplie conférait à son corps sculptural une grâce sauvage. En un simple mouvement ou clignotement d'yeux, elle pouvait vous irradier d'un sourire irrésistible ou, au contraire, vous pétrifier sur place. C'est pour cela que les gens ne laissaient pas traîner trop longtemps leurs regards sur elle. De plus, il était impressionné par la culture de sa désormais nouvelle amie qui a fait montre d'une grande maturité dans ses propos et lucidité dans ses centres d'intérêt. Dans le cours qu'il a donné cet après-midi-là à ses élèves de 3e AS, toute la pédagogie de Djamel était inspirée par la fille qui l'avait marqué au point de provoquer une véritable onde de choc dans son cœur avachi par les doutes. A 45 ans, ce marié divorcé se remettait difficilement de dures épreuves sentimentales et se surprenait soudain à rêver et espérer et à croire de nouveau en les femmes qui l'avaient déçu après deux malheureuses expériences. Tempérant soudain sa subite ardeur, il se raisonna d'aller tout doucement car il ne connaissait rien de la vie privée de la fille, si elle était fiancée, un cœur plein d'amour, des projets... Et puis, son statut de double divorcé et son âge (il avait 20 ans de plus qu'elle !) ne plaideraient certainement pas en sa faveur et ne lui laisseraient sûrement aucune chance pour prétendre à conquérir le cœur de cette fille qui était peut-être déjà pris. Que des rêves et de l'imagination débridée. Mais qu'à cela ne tienne, il refusa d'abdiquer et de s'interdire de rêver. A seulement 25 ans, Saïda ne pensait qu'à son avenir, vivant mal les incertitudes des filles de sa génération qui sont de plus en plus tentées de brader leurs études pour une vie maritale incertaine qui se révèle souvent comme une mauvaise option. C'est de toutes ces choses et de bien d'autres sujets que parlent Djamel et Saïda qui s'appellent quotidiennement au téléphone des heures durant. La voix enfantine de la fille qui tranche avec son physique d'athlète africaine constituait à elle seule un ravissement à ses oreilles. C'est par des symphonies douces portées au loin par le vent qu'elle s'exprime. Et Djamel s'en va les cueillir allégrement au coin de son jardin secret, se surprenant souvent à ne retenir que la musicalité de ses mots. Il se savait loin de l'image qu'il renvoyait à la fille qui le qualifiait de génie et de maître, se contentant de gérer la discussion à partir de son expérience de la vie. Car Djamel a beaucoup vécu et vu. Il ne se lassait pas de lui dire que c'est en l'amour que toute laideur se découvre une beauté et l'encouragea beaucoup à la lecture et à l'écriture, et l'exhortait à ne jamais baisser les bras devant l'adversité et l'échec. Issue d'une famille modeste qui lui a inculqué les valeurs et les principes qui fondent l'humanité, la fille n'a quant à elle jamais été tentée par le faste et le matériel. Ce fut l'une des rares filles de son département à ne pas avoir raté le moindre module en cinq ans et, surtout, à ne pas postuler à une chambre d'étudiante bien qu'elle y ouvrait droit, préférant l'éreintant et coûteux trajet de plusieurs dizaines de kilomètres quotidiens aux conditions difficiles de la vie dans les résidences universitaires devenues infernales dans certains campus. Scientifique, la fille évolue aussi avec une aisance déconcertante dans les langues, elle qui a toujours sous la main un livre de poche et un carnet où elle notait les belles citations de ses écrivains préférés. Dans l'administration au sein de laquelle elle travaillait, elle était cordialement détestée par certaines de ses collègues qui vivaient mal l'intrusion de l'intelligence dans le service qui dérangeait leurs habitudes de chauffeuses de chaises. Se comportant en véritables commères, des fonctionnaires titulaires étaient plus au fait de l'actualité villageoise (qui se marie ou divorce. Qui fréquente qui ? qui a acheté quoi ?) que de leur travail de tous les jours relégué au second plan. Saïda subissait ainsi journellement des jalousies et des critiques qui ne l'atteignaient point, elle qui planait au-dessus de ces pauvres contingences... C'est ainsi qu'une fois son travail bouclé, elle se réfugiait dans la lecture et l'écriture de nouvelles conçues pour la beauté du geste. Dépité par ce qu'endure son amie, Djamel la convainc de tenter sa chance à l'étranger jugeant que sa place n'était pas ici : «as-tu été tentée par des études à l'étranger ?» lui lança-t-il un jour au détour d'une communication. Saïda lui a révélé qu'elle avait laissé passer sa chance l'année dernière, quand elle avait réussi à décrocher le visa d'études pour finalement se résoudre à différer son projet à cause des contraintes matérielles que nécessiterait une telle entreprise jugée aventureuse dans les conditions actuelles.