La journée du 16 avril, consacrée Journée de la connaissance (Youm el Ilm), est aussi la date anniversaire de la mort de Jean El Mouhoub Amrouche, chantre de la cause algérienne. Il est décédé le 16 avril 1962 sans avoir goûté au bonheur de son peuple. Sachant ce qu'il a fait et écrit, il est opportun que l'Algérie officielle lui rende hommage et célèbre son œuvre dont laquelle il n'a jamais cessé de défendre l'identité et l'indépendance. Les massacres du 8 Mai 1945 ont été un tournant décisif dans son combat aux côtés «... des maquisards algériens, mes frères par nature...», comme il le disait (in son discours à la salle Wagram en 1956 aux côtés de Sartre, Aimé Césaire, Robert Barrat et André Mandouze pour dénoncer la poursuite de la guerre). Entre l'Algérie et la France, il a choisi la justice et l'évidence historique : l'indépendance de l'Algérie, patrie de ses ancêtres. Pour répondre à ceux qui ont perpétré les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, il écrit : «Ce n'est pas à partir de l'émeute qu'il faut poser le problème mais à partir de la répression. Qu'on le veuille ou non, ni les avions, ni les blindés, ni les canons de la flotte ne prévaudraient contre la haine, fille du désespoir. Si le sang d'abord guette la terreur, il provoque ensuite les meilleurs de la résistance.» (1) Dans le livre intitulé Jean El Mouhoub Amrouche, Mythe et Réalité(2), on retrouve de beaux textes recueillis par l'auteure pour justement mettre à la disposition du public, surtout algérien, des témoignages poignants sur les positions et les engagements d'El Mouhoub pour la libération de sa patrie mais aussi de son génie littéraire et poétique. Pour le poète : «Le colonisé n'a de choix qu'entre la dépersonnalisation absolue, qu'implique la parfaite imitation de ses maîtres, et sa réintégration dans une communauté d'origine restituée à l'existence autonome. Pour s'insérer dans la société coloniale, il faut qu'il consente à renier les siens au point de les humilier et de les mépriser lui aussi, de les mépriser et de les humilier en lui car quoi qu'il fasse, il sait bien qu'ils sont en lui, qu'ils sont lui». (3) La colonisation de l'Algérie a été très douloureuse pour lui, comme la quête d'identité à laquelle il s'est attelé tout au long de sa carrière et dans toute son œuvre. Celle-ci est révélatrice d'une blessure profonde de son âme qui ne s'est jamais cicatrisée. Il aimait tant dire que l'Algérie était «son âme»(4). Le conflit interne et la déchirure qu'il couvait ne pouvaient être résorbés, selon lui même, que par «une action de médiation, de rapprochement et de conciliation avec les deux peuples algérien et français». Déjà en 1939, il met en cause les Français d'Algérie dans la situation qui prévalait dans la colonie. Après les massacres du 8 Mai 1945, il écrit un article où il souligne qu'on ne peut garder une conquête contre la volonté d'une population et les émeutes sont dues au sentiment d'injustice ressenti par le peuple algérien. Ce réquisitoire contre la colonisation lui valut le refus de publication de son article dont les conclusions sont le contraire de celles de Camus (2). C'est cette approche qui l'a rapproché du général de Gaulle en 1943 pour lui suggérer des réformes économiques, politiques et sociales pour l'Algérie. Ce discours novateur a influencé et séduit le général qui l'a déclamé à Constantine. Jean Amrouche a souffert de toute son âme durant la tragédie coloniale. Il n'a commencé à avoir de l'espoir qu'après avoir convaincu le général de Gaulle (en 1955) «de chanter sa chanson», comme le lui a dit le général. Il l'a convaincu du fait «qu'il y a un peuple algérien parlant arabe, alimentant sa pensée et ses songes aux sources de l'islam» et que ceux qui pensent le contraire «retardent le processus (de décolonisation) d'une centaine d'années» (4). Pour lui : «Refuser la nationalité française c'est tout simplement vouloir porter son propre nom et qu'il refuse le masque, le mensonge du pseudonyme.»(3) Le constat est clair. Il confirme la dépersonnalisation de l'être colonisé qui refuse de vivre par procuration. El Mouhoub ne cessera d'écrire, d'interviewer et de donner des conférences mettant en avant les principes des droits de l'homme «qui sont une meilleure et plus durable protection qu'une police et une armée» pour le peuple algérien et qui sont les premiers jalons de ce qui a été plus tard l'indépendance du pays. Il est tellement épris par le devenir de l'Algérie qu'il ne désarme pas et ne recule devant aucun obstacle pour revendiquer son indépendance, en condamnant fermement la France coloniale qui est pour lui la négation de la France. Il décrit soigneusement et condamne, sans appel, les conséquences de l'abjecte colonisation : «On a systématiquement démantelé les structures de la société arabe et berbère, entretenu les divisions selon la tradition héritée de l'ancienne Rome. Des promesses fallacieuses ont été proférées au nom du peuple français et de la lettre de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Les Algériens ont payé durant plus d'un siècle et demi, comptant ce qu'on leur promettait. Ils ont payé, de génération en génération, sur tous les champs de bataille (de la France).» (5) La misère subie et vécue par le peuple algérien est qualifiée de «noble compagne du peuple algérien et que la pauvreté est fraternelle comme celle des saints musulmans». Pour lui, celle-ci doit cesser et la dignité humaine du peuple sera rétablie. Toutes ces positions ont rapproché El Mouhoub de son peuple et de ses moudjahidine durant la dure période de la révolution ; il a été même l'un de leurs meilleurs porte-parole. Pour lui : «L'enjeu et la raison d'être de cette guerre atroce, ce ne sont pas les statuts politique, juridique ou le niveau de vie... Mais... C'est une condition fondamentale et première par rapport à elles et qui fait que la vie vaut ou ne vaut pas d'être vécue. Les musulmans d'Algérie savaient bien que l'indépendance... les exonérera d'un coup du péché originel de l'indigénat que le système colonial a imprimé... et mettra fin d'un seul coup au crime essentiel du colonialisme qui est la négation de l'homme dans l'homme.» (6) Aussi clair que ça, la colonisation est qualifiée par El Mouhoub Amrouche de crime comme l'humanité. Il écrit aussi : «Les Algériens ne veulent plus qu'on parle d'eux à la troisième personne et comme d'une collection d'objets inanimés. Ils veulent parler eux-mêmes à la première personne, dire "je". On s'est évertué à dénaturer l'insurrection algérienne, on a refusé de lui reconnaître la noblesse d'une guerre de Libération nationale» (6). Un poème écrit en 1958 et intitulé Le Combat algérien résume l'engagement politique de cet Immense personnage et la douleur qui lui taraude l'esprit et qui oppresse son cœur dans le combat libérateur opposant les Algériens au colonialisme français. Ce poète est convaincu que le peuple algérien : A été spolié de sa patrie A été jeté en dehors de toute patrie humaine Veut habiter son nom ........ Vivre et mourir sur sa propre terre N'a pas besoin d'une patrie de rechange ; N'a pas besoin d'une patrie marâtre ......... Il termine ce long poème par : Ici et maintenant «nous voulons Libres à jamais sous le soleil, dans le vent la pluie ou la neige notre Patrie : l'Algérie» Ce poème comprenant 98 vers (7, 8) caractérise le combat et la vision de ce militant impénitent pour la cause algérienne et combien Jean Amrouche est un fervent farouche de l'indépendance de notre/son pays. Il a la force d'un programme politique et de prise de position reconnue par les hommes de la Ve République qui l'ont mis en œuvre sous la pression politique et les échecs subis par leurs armées sur le terrain. J'ai eu le plaisir de traduire ce poème en tamazight (4), une manière à moi de rendre hommage à ce grand homme qui ne savait pleurer qu'en kabyle et qui a consacré une de ses premières œuvres aux Chants berbères de Kabylie. Le poète ne s'exclut pas de la patrie algérienne bien qu'il se voit ballotter entre Jean et El Mouhoub «qui vivent dans une même personne» mais il vivait un calvaire durant cette ignoble guerre où, comme il l'a écrit, «des hommes meurent et des hommes tuent : ces hommes sont mes frères...»(9). Pour soutenir la conviction de libération du pays, il écrit : «Les Algériens meurent depuis 3 ans et ils sont résolus à mourir aussi longtemps qu'il sera nécessaire pour reconquérir une patrie qui soit la leur et à laquelle ils puissent appartenir corps et âme. Le peuple algérien est libre car il a décidé de l'être. La guerre d'Algérie qui est entrée dans une phase ultime est la preuve historique de cette métamorphose accomplie dans sa conscience.»(10) Ainsi, il est temps de restituer Jean Amrouche, le visionnaire, à son peuple, à sa terre et à son histoire originelle. Dans beaucoup de ses écrits et textes, il troque son statut de poète contre celui de politique. Il a milité inlassablement pour qu'il y ait négociation d'égal à égal et non d'indigène à colonisateur (usurpateur d'identité) ou d'opprimé à oppresseur. Cela a été réalisé avec brio. Il a mis toute son expérience de lettré et d'intellectuel au service de la communauté colonisée, la sienne, afin qu'elle soit délivrée des mains de ceux qui ont commis le crime de la colonisation. Il est de notre devoir de nous réconcilier avec notre histoire, honorer notre élite, à sa juste valeur, et reconnaître à El Mouhoub Amrouche une place qui lui revient de droit dans la société algérienne qu'il a de tout temps défendue (dans le vent, la pluie ou la neige) au point où il s'est fait plusieurs fois «débarqué» des postes qu'il occupait. Au cours de cette date-anniversaire de sa mort, nous devons nous recueillir humblement sur la mémoire d'El Mouhoub Amrouche, et de bien d'autres patriotes oubliés , qui est un océan de savoir et de connaissances. Se pourrait-il que ce soit le début de la réhabilitation de cet immense personnage comme patriote, militant de la cause algérienne, écrivain, poète, conférencier et comme l'éternel Jugurtha, symbole du génie africain comme il aimait à le dire ? Arezki Zerrouki Référence : (1) La France d'Europe et la France d'Algérie (Le Figaro, 1945). (2) Réjane Le Baut : Jean El Mouhoub Amrouche, Mythe et Réalité, éditions du Tell (2005). (3) Quelques remarques à propos du colonialisme et de sa culture (conférence écrite en 1956, reprise dans Atlas, 12 avril 1963). (4) Entretien avec Réjane Le Baut, spécialiste de l'œuvre de Jean Amrouche El-Mouhoub, réalisé par Abdelmadjid Kaouah, paru dans le quotidien Algérie News du jeudi 3 mars 2010. (5) Quelques raisons de la révolte algérienne (Economie et humanisme, mars-avril 1956). (6) Un Algérien s'adresse aux Français (France Observateur, 16 mai 1957). (7) In le même livre (1), p. 120 à 123. (8) In Tamazight Tura n°7 publié par le HCA (2011). (9) In le poème Je suis Jean et El Mouhoub... écrit en 1956. (10) Algérien fara da se (Témoignage chrétien, 8 novembre 1957). NB : Les références 1, 3, 5, 6, 10 sont tirées du recueil intitulé Un Algérien s'adresse aux Français signé par Tassadit Yacine et publié aux éditions Kessab.