Je m'appelle Youcef. J'ai été éboueur à Alger pendant plusieurs années. Je l'ai été aussi sous d'autres cieux mais plus maintenant. Eboueur est le nom générique donné à tous ceux qui travaillent dans le domaine de la propreté, ou si vous préférez celui des ordures. Ne soyez pas gênés, personnellement, ça m'est égal que vous employiez l'un ou l'autre. Chacun sa perception des choses, n'est-ce pas ? C'est comme l'histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide ; tout dépend de l'état psychique dans lequel on se trouve. En algérien, on dit zebbel en appuyant bien sur la dernière syllabe pour marquer la péjoration ; ça veut dire ordurier. Mais rassurez-vous, je n'ai rien d'obscène. Quand on dit éboueur, les gens pensent immédiatement à cette grosse benne à ordures qui les réveille brutalement à l'aube alors que les rêves doux du petit matin n'ont pas encore fini de les bercer. Que voulez-vous, je sais que c'est énervant et je reconnais que le camion fait un de ces boucans à réveiller les morts. Si vous ajoutez à cela les cris et les appels pitoyables des éboueurs qui lui courent après, les bras chargés de sacs en plastique débordant de détritus et dégoulinant de liquides suspects, des sauces grasses généralement et des restes de dîner dont les enfants n'ont pas voulu, je comprends que vous pestiez de bon matin. Je ne veux pas vous dégoûter mais il faut savoir que les éboueurs trouvent parfois dans les sacs en plastique à peine fermés ou éventrés par les chats et les rats des choses innommables si vous voyez ce que je veux dire. Quand ça ruisselle entre les bras, ils s'énervent, un peu, contre le chauffeur qui s'est éloigné avec son camion. Ça sent fort les vêtements après. J'ai fait ce boulot aussi pendant plusieurs mois mais au début de ma carrière seulement ; puis, grâce à mon cousin qui travaille à la mairie, je suis devenu balayeur de rue. C'est ce même cousin qui m'a fait venir à Alger. Je lui dois tout. Auparavant, j'étais aussi éboueur mais à l'intérieur du pays, à BBA. C'est un grand village des Hauts-Plateaux, poussiéreux ou boueux, selon les saisons. C'était encore une ville les premières années de l'indépendance, paraît-il. J'ai souvent entendu des demi-vieux nostalgiques parler de gentes demoiselles coquetant à vélo, de pain et de lait livrés à domicile au moment où vous sortez du lit ou encore de troupes musicales et de théâtre. Pour ceux de ma génération, c'est tout simplement de la science-fiction. Quant aux réflexions sarcastiques des vrais vieux évoquant leurs maîtres d'école d'antan, chaussures lustrées et cheveux gominés, heureusement qu'ils n'ont plus l'âge de monter ou de remonter au maquis ! Moi, je suis né bien après et je n'ai souvenir que de gadoue et de fraude même avec Dieu. Cette époque bénie pour laquelle ils se lamentent à n'en plus finir ne m'appartient pas et je n'en ressens aucun regret. Mais je plains quand même ces nostalgiques qui ont connu autre chose que la poussière et la boue et qui vont passer le temps qui leur reste à vivre à faire des allers-retours incessants dans le passé. Je suis né dans un joli petit village perché à flanc de montagne, à une demi-heure de route de BBA. On y a toujours vécu tranquilles sauf quand les barbus sont venus nous montrer le chemin du paradis. Les gens se sont subitement mis à discourir sur ce qu'il ne fallait pas dire ou penser dans les toilettes sur la manière réglementaire de se laver avant d'en sortir, etc. Heureusement pour notre village, seuls quelques égarés se sont convertis à la nouvelle religion. Quand je ramassais les ordures en ville, je rentrais tous les jours chez moi. Ma mère me préparait tout le temps des plats délicieux que j'avalais sous son regard jusqu'à en avoir mal au ventre. Je lui rapportais toujours quelque chose de la ville. Je la sentais heureuse de m'avoir eu. Le travail à BBA n'était pas désagréable. Bon, il y a moins d'ordures qu'à Alger c'est vrai ; les rues sont un chouia plus propres mais je dois dire que je m'y suis ennuyé. Il n'y avait pas de perspectives pour moi dans ce grand village. Je ne suis pas instruit, je sais plus ou moins déchiffrer les écritures mais compter, ça je sais faire. C'est ce qui m'a encouragé à vouloir aller de l'avant. Je voulais avancer, faire quelque chose de ma vie. Je ne savais pas quoi mais je ne voulais pas rester les bras croisés. J'ai d'abord trouvé un poste d'agent de sécurité dans une école mais j'ai démissionné dès que j'ai eu la place d'éboueur. Agent de sécurité ne me convenait pas. Passer la journée, la vie peut-être devant une porte, l'ouvrir et la refermer toutes les cinq minutes, ce n'était pas mon truc. Il y en a qui s'y plaisent et pourtant ils sont de la même génération que moi. Je me demande d'où leur vient cette léthargie. Leurs mères ont dû souffrir avant de les mettre au monde et ils en portent encore les séquelles, les pauvres. Ils passent leur temps à fumer et à siffler du café (de très mauvais goût, je le saurai plus tard) dans des gobelets jetables en parlant des affaires louches de leurs patrons, ou de foot, parfois seulement des filles. Mais il faut de tout pour faire un monde, me diriez-vous, sauf que dans notre pays, il y a déjà eu 2 ou 3 générations d'agents de sécurité et autant sinon plus de hittistes. Quant aux «parkingueurs», ce sont généralement d'anciens hittistes reconvertis non loin de leur mur d'attache. C'est peut-être l'attrait de l'uniforme et le pouvoir qui en émane qui attirent les agents de sécurité. Moi, l'uniforme ne m'intéresse pas quelle que soit sa couleur ; je voulais bouger, rencontrer des gens, multiplier mes chances de réussite. En plus de savoir compter et lire les lettres de l'alphabet, je suis reconnaissant au Seigneur de m'avoir gratifié d'un physique loin d'être désagréable, en toute modestie. Alors je mise un peu dessus aussi. Côté caractère, je suis tout sauf violent ou agressif, parfois même trop conciliant. Ma grand-mère disait que je faisais honneur au prophète Youcef, le fils de Jacob, il était si gentil, paraît-il. Je ne sais pas d'où elle tient ces histoires mais ça ne me déplaisait pas pour être franc. Peut-être voudriez-vous aussi savoir pourquoi j'ai choisi le métier d'éboueur, car c'est un choix personnel ; personne ne m'y a obligé. C'est un métier ingrat, dévalorisant, répugnant pour certains et pourtant, il a un atout majeur à mes yeux : la tranquillité. Si vous êtes quelqu'un de paisible comme moi, il n'y a pas mieux. Personne ne vous envie, pas de risque de mauvais œil, personne ne vous embête et personne ne vous remarque non plus. Si vous ne l'êtes pas déjà à l'origine, vous devenez très vite invisible. Les gens passent, palabrent sans retenue adossés aux murs ou aux voitures en stationnement en sifflant un ersatz de café dans des gobelets jetables mais ne regardent jamais dans votre direction. Vous ramassez les gobelets, les mégots ou les restes de nourriture qu'ils jettent machinalement par terre à deux doigts des poubelles de rue et ne vous remarquent même pas. Comment voulez-vous qu'ils voient un balayeur ? Pendant qu'ils palabrent le plus sérieusement du monde des milliards détournés par ceux qui sont censés veiller sur eux ou de foot, moi, je suis là, je vois et j'entends. J'apprends. N'est-ce pas merveilleux ? A vrai dire, ça ne m'a emballé qu'au début car après quelque temps, j'ai fini par me lasser de leurs débats à deux balles : que du foot, rarement quelque chose d'intéressant comme les filles par exemple. Heureusement qu'il y a ces affaires de corruption à répétition qui agrémentent un peu les discussions. Mais là aussi, c'est devenu un peu lassant car j'avais l'impression de me trouver dans un gouffre sans fond. Plus les gens parlent de corruption et plus les bandits volent. Peut-être que si on s'arrêtait d'en parler, ils s'arrêteront de voler ? Non, ce n'est pas envisageable ? Bon. Un autre avantage et pas des moindres à être éboueur, c'est l'absence totale de stress au travail. Personne ne vous met la pression. Comme il n'y a pas foule dans les bureaux de main-d'œuvre pour ce genre de boulots, vous vous retrouvez sans concurrence et les patrons font tout pour vous garder, pour peu que vous soyez un peu sérieux. Pas d'intervention pour vous faire recruter, pas de dessous-de-table, pas de partage de salaire avec quelques fonctionnaires véreux, pas de conflits ni de remords et pas de souffrance morale non plus. C'est vrai que j'ai fait intervenir mon cousin mais c'était pour venir dans la capitale car je ne savais même pas où elle se trouvait. Il fallait bien que quelqu'un me montrât le chemin. C'est vrai aussi que je l'ai sollicité une 2e fois mais c'était pour quitter la benne seulement ; le travail ne m'a jamais fait peur. Je voulais être au contact des gens, c'est tout. Ceux qui font la benne une bonne partie de la nuit vont ensuite dormir et ne voient du jour que son crépuscule. Ça convient peut-être à des demi-vieux qui ne pensent qu'à faire des économies mais pour un jeune ambitieux comme moi, c'est mieux d'être balayeur de rue. On vous affecte quelques tronçons de rues et on vous juge à la tâche. J'ai passé comme ça des années à Alger, entre la rue Hoche, un bout de la rue Khelifa-Boukhalfa et un bout de la rue Auber. Quand le chef a su que mon cousin travaillait à la mairie, il m'a laissé tranquille jusqu'à mon départ volontaire. Mais il n'avait pas à se plaindre non plus. Je faisais mon travail consciencieusement, sans tromperie ni fioritures. Je n'ai jamais supporté les menteurs et les tricheurs. Le chef m'a rapidement logé au niveau de notre centre en face du lycée Omar-Racim. Si vous passez le soir, vous verrez que l'endroit n'est pas très repoussant. Vous remarquerez sûrement du linge étendu un peu partout, c'est la rançon de la propreté. L'été, quand il fait trop chaud, nous restons une bonne partie de la nuit dehors devant la porte parce qu'à l'intérieur c'est un peu l'atmosphère du hammam. L'hiver par contre, nous fermons les portails et enfilons presque tous nos vêtements.