L'Institut Cervantès aura tiré son épingle du jeu en organisant - gratuitement - une virée culturelle sur les traces (visiblement indélébiles !) du père de Don Quichotte de la Manche, œuvre majeure s'il en est, de celui qui a été captif de la Régence d'Alger de 1675 à 1680, c'est-à-dire à une période où la puissance maritime algérienne était à son apogée. Le prétexte est la Journée internationale du livre, le 23 avril, institué par l'Unesco. En Algérie, c'est Youm El Ilm, le 16 du même mois, en hommage à Abdelhamid Ben Badis décédé ce jour de 1940. Le contrôle de la Méditerranée occidentale va mettre en scène deux puissances - deux empires - en pleine ascension : l'Espagne des rois catholiques et l'empire ottoman, protecteur des peuples musulmans contre la chrétienté, en pleine expansion, par le glaive et la Bible. Il est vrai que l'esprit des croisades ne s'est pas du tout émoussé ! Un frêle bonhomme d'extraction populaire et handicapé du bras gauche va devenir, par accident, un témoin-acteur au nom intimement lié à une prestigieuse cité, crainte et ménagée par un Occident de la Renaissance. Six visites guidées, matin et après-midi, draineront du lundi 21 au mercredi 23 avril, diplomates, journalistes, habitués de l'institut ou de simples curieux puisqu'il n'est exigé aucune condition mais seulement s'inscrire à temps. Un bus est à disposition, et... de l'eau minérale à qui en veut. C'est la deuxième année consécutive que l'institut organise, aux mêmes dates, ces visites guidées sur les traces de Miguel de Cervantès. Ce n'est pas un hasard si la date choisie (23 avril) correspond à la Journée internationale du livre institué par l'Unesco, en même temps que la date du jour du décès de Cervantès et d'un autre grand littérateur, en l'occurrence William Shakespeare (Roméo et Juliette). Pour Cervantès, ce sera une histoire d'amour entre lui et Alger, la «bien gardée»). Les touristes d'un jour auront ainsi le loisir de découvrir (pour beaucoup d'entre nous au demeurant) le Bastion 23, passer par le port d'Alger, visiter le palais du dernier pacha d'Alger, Hussein Dey — aujourd'hui siège du Centre d'archéologie — (dernier locataire de la maison de Salim Toumi qu'Aroudj Barberousse aura fait passer de vie à trépas pour se proclamer roi d'Alger) en passant par les quartiers de la basse Casbah pour chuter à la fameuse «Grotte de Cervantès» sur les hauteurs de Belcourt. Un court périple, certes, mais toujours hanté par les fantômes d'un passé tumultueux. L'imagination enfiévrée à la rescousse. Cinq années de captivité qui valent toute une vie tant les témoignages et écrits de l'Espagnol sont nombreux, mais surtout riches en renseignements sur tout ce qui touche de près à la vie des Algérois de cette époque. Il compte à son actif cinq ouvrages de référence. Voilà ce que disent de lui ses compatriotes d'aujourd'hui : «Miguel de Cervantès Saavedra, poète, écrivain et dramaturge, né à Alcala (de l'arabe El Kalà) de Henares le 29 septembre 1547, décédé à Madrid le 23 avril 1616. Il est considéré comme le plus grand écrivain espagnol et l'un des meilleurs écrivains universels de tous les temps.» Ce n'est pas peu dire ! Personnage rebelle dès son jeune âge, il s'engage dans la vie militaire pour s'affranchir de ses dettes et espère pourquoi pas faire fortune. Et c'est ainsi que dans une des batailles maritimes, blessé à la main gauche et séparé du reste de la flotte par la tempête, ils sont capturés, lui et son frère, sur les côtes catalanes par des corsaires qui les amènent à Alger où vivent alors 150 000 habitants et... 25 000 prisonniers chrétiens (et près de 6 000 Corses convertis qualifiés alors de Mahométans de profession. C'est un peu aujourd'hui certains jeunes qui se convertissent au christianisme pour des avantages), propriété du bey qui constituaient en soi une ressource mais aussi un danger par leur nombre, car non pris en main ils pouvaient déstabiliser le pouvoir du Diwan. Miguel de Cervantès n'a rien à voir avec cette masse de malheureux. Certes, il est l'esclave d'un raïs, mais peut circuler librement à l'intérieur et même à l'extérieur des murailles de la ville. En tant qu'ouvrier agricole dans l'actuel Jardin d'essai ! La raison ? C'est un personnage important qui peut rapporter une coquette somme d'argent, soit 500 ducats réclamés par le pacha, en pièces d'or évidemment. Le cosmopolitisme régnant retient son attention. «Une arche de Noé abrégée», dit-il. Il y règne une grande tolérance religieuse et ethnique et on y vient de tous les horizons pour y faire fortune. C'est le Far West ! La majorité des habitants d'Alger sont des renégats, d'origine catholique ou d'ascendance juive ou maure, et de toutes les provinces du monde. On y rencontre aussi des Génois, Vénitiens, Corses, Savoyards, Français, Anglais, Flamands, Allemands, Russes, Mongols, voire des Mexicains suite à la découverte de l'Amérique, Indiens de l'Inde, etc., ou encore des Grecs. Le raïs Euldj Ali, un Calabrais, captif, est parvenu aux plus hautes fonctions de Beylerbey. Il aurait eu le premier l'idée du creusement d'un canal reliant la mer Rouge à la Méditerranée (le canal de Suez aujourd'hui). Abderrahmane Khélifa, historien archéologue, dans une conférence à l'institut, fait remonter les relations algéro-espagnoles à 12 000 ans, nous dit qu'à cette époque face à une Espagne austère, il faisait bon vivre à Alger comme dans les années 1960-1970. Ce n'est plus le cas aujourd'hui avec la montée des intégrismes de toutes sortes. Liberté religieuse et liberté d'expression ne souffraient pas d'interdit. Il y aurait selon le conférencier une communauté juive de 500 000 individus, les juifs d'Espagne (qui ont fui l'Inquisition en 1391) étaient plus riches que leurs compatriotes nord-africains et s'en distinguaient avec une kippa violette. Il y aurait 12 synagogues et Alger aurait été la première école talmudiste du monde musulman. Les chrétiens disposaient de 5 églises pour la messe. Toutes ces nationalités commerçaient et communiquaient entre elles grâce à un parler spécifique : «la ligua franca», un mélange de français, d'italien, d'espagnol, de turc, d'arabe et d'hébreu, voire de kabyle ! Le vocabulaire est très limité, la grammaire quasi inexistante : les verbes sont utilisés à l'infinitif et sans aucune forme de mode ou de temps. Ce langage particulier ferait rire aujourd'hui. Il n'empêche que Voltaire le reprend dans sa pièce le Bourgeois gentilhomme. En mer (la course, 30% de l'économie) : l'on va jusqu'en Islande chasser du chrétien) et sur terre, les affaires tournent à plein régime. A l'intérieur de la ville il y a foule autour des commerces et des métiers d'artisanat andalous et même des Kabyles qui venaient assurer leur subsistance à Alger. Selon Aberrahmane Khelifa, on doit les grands travaux hydrauliques aux réfugiés d'Espagne qui avaient le «know how», un transfert de technologie avant l'heure qui alimente tant de chroniques sur les rapports Nord-Sud aujourd'hui. L'Espagne en pleine montée en puissance occupe déjà Ceuta, Melilla, Honein, Ténès, Cherchell, Alger est dans le viseur des rois catholiques. «El Djazaïr el Mahroussa» deviendra leur point de fixation sur lequel va se fracasser leur immense armada. Cortès, le conquérant du Mexique, trouvera même la mort lors de l'attaque d'Alger de 1541 menée par Charles Quint. C'est donc à Alger que va se décider ce «corps-à-corps» si singulier où périrent des milliers de soldats tandis que des centaines de navires allèrent par le fond au large d'Alger. Dès lors l'Espagne, très chrétienne, ne voudra plus entendre parler de cette ville maudite, terreur de l'Occident. Le Penon d'Alger (en espagnol : El Peñón de Argel) est un ensemble de quatre îlots séparés, qui entouraient la ville transformés en forts militaires qui soumettaient Alger à un blocus qui ne dit pas son nom, étouffait en même temps qu'il humiliait les Algérois. Cet état de fait poussera les notabilités et le sultan Salim Toumi à solliciter l'aide de fameux corsaires, les frères Barberousse basés avec quelques brigantins dans le port de Jilel actuel. Ils prennent Alger et se débarrassent de ses propriétaires légitimes. Aroudj étrangle dans son bain Salim Toumi. Les nouveaux maîtres prêteront allégeance à la Sublime Porte qui s'empresse, par leur biais, de prendre pied sur cette région stratégique de la Méditerranée. Alger devient l'épouvantail qui tiendra dès lors à distance les velléités de l'empire chrétien d'Europe. Voici revenus les beaux temps de la course. A moins d'un siècle et demi, il reviendra à Miguel de Cervantès l'honneur de lier, sans doute pour toujours, son nom à cette ville prospère et tant redoutée. Il y séjourne de 1675 à 1680, c'est-à-dire durant 5 ans, non de gaîté de cœur. En porte-à- faux avec les historiens de l'époque, Abdallah Khelifa affirme que c'est grâce aux Espagnols qu'Alger est devenue la capitale du Maghreb central et fait dire aux frères Barberousse, trop exposés à leurs canons (à 140 km à peine), qu'il serait plus judicieux de s'éloigner de Tlemcen et de s'installer à Alger. Ce qui fut fait ainsi à l'en croire ! Pour Miguel de Cervantès, il est loin le temps des Barberousse. C'est vrai. Mais c'est toujours le règne des pachas et des raïs, des aghas et des janissaires. Observateur averti, fin analyste, il bénéficiera d'un traitement de faveur en dépit de quatre tentatives d'évasion, toutes vouées à l'échec, essentiellement pour avoir été trahi. Et c'est lors de la deuxième tentative d'évasion ratée qu'il se réfugiera avec 14 de ses compagnons d'infortune dans la grotte qui portera désormais son nom. Si aujourd'hui le périple de Cervantès peut être fait en quelques dizaines de minutes, il faut l'imaginer à l'époque où la cité était à bonne distance et qui plus est à la marche. Le site est, ce jour du 21 avril, propre, un policier fait même la sentinelle pour prévenir tout acte de vandalisme dont a tellement souffert ce haut lieu de l'histoire. Il en faut beaucoup pour en faire les lettres de noblesse du tourisme national. Il reste que Ouis Hamid, notre guide, attaché occasionnel à l'Institut Cervantès, explique et raconte la Grotte de Cervantès dans un espagnol châtié. Mais c'est justement bien après que le refuge et son locataire forcé feront parler encore et encore d'eux ! Le point de départ de toute une controverse, les uns démontrant ce que d'autres réfutent, sera La topographie générale de l'histoire d'Alger - La vie à Alger au XVIe siècle, paru en 1612 à Valladolid, de Diego De Haëdo (ou de Cervantès ?) d'une richesse extraordinaire sur les us et coutumes des habitants de la Régence d'Alger. Incontestablement, il faut avoir vécu longtemps parmi les habitants pour pouvoir les décrire de façon si proche de la vérité historique, un reflet fidèle d'une réalité transmise aux générations futures. La controverse qui a éclaté met donc face à face deux écoles irréconciliables. Pour les uns, Diégo De Haëdo, un religieux bénédictin, n'aurait jamais séjourné à Alger (1578- 1581). Ses écrits seraient basés sur les témoignages des captifs chrétiens rachetés. Mais pour d'autres, son séjour à Alger ne fait pas de doute. Le débat pousse chercheurs et historiens, encore aujourd'hui, à mettre à jour quelque document inédit. Cependant, ce n'est pas l'unique énigme. Haëdo et Cervantès seraient une seule et même personne ! Fred Romano est une actrice, journaliste et auteure française, née en 1961 à Paris. Elle fut la dernière compagne de l'humoriste français Coluche. Sa maladie, une sclérose en plaques, ne l'empêche pas d'avoir l'esprit toujours aussi vif et alerte. En 2015, elle publie une version moderne de Topographie et histoire générale d'Alger, comportant de nombreux éléments inédits qui lui permettent d'affirmer et de démontrer que Miguel de Cervantès en est l'auteur ! Si l'on veut croire que Cervantès a eu la vie sauve grâce à sa valeur en pièces d'or, il faut savoir que les fuyards étaient voués à la torture et à la mutilation jusqu'à ce que mort s'ensuive. Mais alors comment le «protégé» de Hassan Pacha a-t-il pu discourir et porter la contradiction aux Oulémas de l'époque si lui-même ne s'était pas converti à l'islam, pratique courante à l'époque pour faire fortune et sauver tout simplement sa tête ? Même adultes, les captifs convertis étaient dans l'obligation de se faire circoncire ! Dans l'Alger du XVIe siècle, un esclave chrétien ne pouvait prétendre à une telle familiarité et seul un musulman pouvait oser s'adresser ainsi à un lettré musulman. Dans le Livre Deuxième de Don Quichotte de la Manche (l'auteur aurait écrit une partie du premier livre dans la grotte), il fait affirmer à ce personnage que l'auteur de ses aventures n'est autre que... Sidi Ahmed Ben Djeli*. Alors qu'il devait embarquer sur le bateau de Hassan Pacha, pour être offert comme «cadeau» au sultan de la Sublime porte, Cervantès rentre finalement sain et sauf en Espagne en septembre 1580, une fois la rançon payée. Il a dû néanmoins faire face à toutes sortes de médisances et de calomnies qui entachèrent sa respectabilité. Il ne put reconquérir son honneur que grâce aux témoignages d'envoyés d'Espagne, deux religieux et un notaire. Le père de Don Quichotte de la Manche serait-il alors rentré dans son pays en qualité de converti musulman dans une Espagne en proie à la fièvre de l'Inquisition ? Hors de la bénédiction de l'Eglise catholique, point de salut ! Il reste que le manchot de Levante (du nom de la bataille où il a perdu l'usage de son bras le 26 septembre 1675) a beaucoup parlé dans ses écrits sur l'islam et les musulmans, en des termes parfois assez durs, nous aura fait voyager dans le passé – en deux heures de temps à peine. Il a tout juste 31 ans et va s'adonner entièrement à l'écriture. B. T. [email protected] (*) Sidi Ahmed Ben Djeli, nom de Miguel Cervantès converti à l'islam.