Ce matin, la mer a une couleur indéfinie. Le soleil tape fort ; le sable brille comme d'habitude ; les pêcheurs sont rentrés avec des cargaisons de daurades, loups, merlans et rougets ; les barmen astiquent leurs comptoirs ; les femmes de ménage, harrassées, se dirigent vers les arrêts de bus... Kaddour est déjà là, les yeux rivés sur l'horizon. Pensif. Il ne dit rien. Les autres arrivent. Tes amis, tes copains, tes frères, les naufragés du bateau Toche qui s'accrochent à la vie, malgré les interdits et la haine qui grandit dans la cité, là-bas, dans son halo de lumière, oasis de tromperie et de laideur. Qui veulent leur part de soleil et de joie dans ce pays triste à en mourir où les imams enragés nous jugent déjà, nous cataloguent, nous envoient en enfer alors que nous avons assez d'intelligence dans nos têtes et assez d'amour dans nos tripes pour créer le paradis ici... Oui, Amar, ce matin, tout est presque normal. Mais il y a ce vent de sable qui troubillonne et qui installe une certaine anxiété. Il y a ce silence pesant. Il y a, surtout, une couleur plus forte que les autres : c'est la couleur de l'absence. La dernière fois, attablé à la terrasse de «L'Ours Polaire», ton café fétiche du Cours, tu ne disais rien. C'était inhabituel car tu aimais parler, raconter, échanger, polémiquer... Ce n'était déjà plus toi. La maladie t'avait ôté la parole et, comme tu avais perdu l'ouïe, communiquer avec toi devenait pénible. Pour toi et pour les autres. Je comprenais alors pourquoi tu ne répondais plus au mobile. Ta santé, fragilisée, déclinait de jour en jour. Mais tu tenais à faire un tour à Toche. peut-être le dernier ? Non, tu reviendras et tu reviendras, pour nous gaver d'histoires drôles mais aussi de véritables discours sur l'engagement politique d'une vie. Tu as été au bout de tes idées, Amar. Révolutionnaire, tu te définissais comme guévariste : la Révolution partout et tout le temps. Pas le temps de faire une halte car ces pauses sont synonymes de danger mortel : l'embourgeoisement, l'amour des choses matérielles et du luxe, le glissement progressif sur les pentes du plaisir et de la possession. Epicurien, tu ne négligeais pourtant pas les plaisirs de la vie et tu as vécu pleinement, mais tu n'aimais pas la richesse, les appareils, les murs de l'hypocrisie qui cachent tant de vices sous la façade de la dévotion. Il y a un peu plus d'une année, et alors que nous étions réunis à la terrasse de notre Madrague à tous, chez Chérif et Bouskaya, pour un après-midi de fraternité ponctué par un couscous maison précédé de ce jari frik qu'on préparait chez moi spécialement pour toi, un groupe de jeunes nous intrigua par son comportement inhabituel sur la plage. Ils préparaient une «harga» en bonne et due forme. Portant la barque à bout de bras, ils la déposèrent sur le sable avant de disparaître subitement. Plus tard, trois d'entre eux reviendront avec le moteur, quelques bidons et des sacs. Ils disparurent aussi rapidement qu'ils étaient venus. Puis, trois jeunes montèrent dans l'embarcation et prirent la direction du Nord. Filaient-ils vers la Sardaigne ? Nous apprîmes plus tard qu'ils devaient rejoindre deux de leurs camarades qui les attendaient à la Grande Plage de Seraïdi. Amar, qui refusait toujours qu'on lui parle de tournage, de nouveaux films, etc. eut ce commentaire : «Je regrette de ne pas avoir une caméra, là sur-le-champ, pour filmer cette scène...» Ses paroles prendront encore plus de poids le lendemain lorsque nous apprendrons que la barque avait coulé avec ses occupants... Ta plus grande colère de ces dernières années fut provoquée, à la Grande Bleue, par mes réflexions, peu conciliantes, sur Bouteflika. Tu le défendais bec et ongles et quand tu manquais d'arguments, tu baissais la voix pour murmurer : «J'ai un engagement de résistant à résistant. C'est un frère moudjahid, Maâmar... Ce fut le rempart contre les aventuriers style BHL et autres. Sans lui, nous aurions sombré comme la Syrie...» Tu n'étais pas aussi entièrement d'accord avec moi sur Boumediène : «C'était un grand homme, mais sa machine a eu des ratés...» Tu as eu plusieurs débats avec lui et il te reprochait ton empressement à vouloir aller vite vers le socialisme. Par contre, tu ne tarissais pas d'éloges sur Abdallah Belhouchet qui intervenait à chaque fois pour libérer tes camarades emprisonnés par la Sécurité militaire. Tu me trouvais toujours plongé dans cette musique qui ne mourra jamais et qui m'a collé à la peau durant mon long séjour algérois (23 années !). Tu voulais que je baisse le volume pour qu'on puisse s'entendre. Moi, je tenais à suivre tes paroles et à ne rien perdre du «chaâbi» — tu savais que j'adorais les grands maîtres de la capitale ainsi que notre poète local, Brahim Bey —, je te chantais souvent un morceau de cette vieille rengaine que je viens, ce matin, de jeter à la mer, dans les larmes et la douleur, pour toi Amar, pour ton souvenir (déjà ?). «Comme une pierre que l'on jette Dans l'eau vive d'un ruisseau Et qui laisse derrière elle Des milliers de ronds dans l'eau. Comme le chemin de ronde Que font sans cesse les heures, Le voyage autour du monde D'un tournesol dans sa fleur, Tu fais tourner dans ton nom Tous les moulins de mon cœur. Et voilà que sur le sable Nos pas s'effacent déjà, Et je suis seul à la table Qui résonne sous mes doigts Comme un tambourin qui pleure Sous les gouttes de la pluie Comme les chansons qui meurent Aussitôt qu'on les oublie (...) Adieu, digne fils de Aïn Berda, grande figure de la filmographie nationale, tu es mort comme Boumediène, à l'hôpital Mustapha-Pacha. On ne te la fera pas : un révolutionnaire meurt parmi les siens, dans un hosto populaire ! Sa dépouille ne viendra pas de Paris... Ce matin, sur la route de Aïn Berda où nous serons nombreux à t'accompagner à ta dernière demeure, au milieu des champs plus verdoyants que jamais, les carrés de violettes et de coquelicots me diront certes que la vie continue, mais je sais que le cri «haou alikom min Guelma» n'aura plus le même sens. Je sais aussi que la mer, notre grand amour commun, sera pour moi, et pour quelque temps, un grand océan de larmes. Pleurons, enfants de la révolution trahie... [email protected] (*) : «Ils viennent par Guelma» : dans le film Patrouille à l'est — la grande œuvre de Amar —, cri d'un résistant dissimulé sous les traits d'un berger, en direction des moudjahidine, leur signifiant que des troupes françaises arrivaient par la route de Guelma.